Interview parue dans la newsletter de Art Media Agency le 11 février 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous n’a pas été relu (pour une fois) parce que j’ai laissé passer le délai. Mais heureusement il me va bien ! Entretien réalisé par Pierre Naquin.
On le connaît pour son franc parler dans les medias et son expertise sur les questions énergétiques. Alors que vient de sortir le Plan de transformation de l’économie française (Odile Jacob) concocté par The Shift Project, le think tank qu’il préside et dont il signe l’avant-propos, Jean-Marc Jancovici tire la sonnette d’alarme à quelques mois de la présidentielle française. Tout un train de mesures pour « décarboner l’économie en favorisant la résilience et l’emploi » à mettre sous le nez des candidats à l’investiture suprême, plutôt en panne côté politique environnementale.
Polytechnicien, enseignant à Mines ParisTech et auteur prolifique – L’Avenir climatique, quel temps ferons-nous ? (Points), Dormez tranquille jusqu’en 2100 (Odile Jacob), C’est maintenant ! 3 ans pour sauver le monde (Seuil) ou dernièrement Le Monde sans fin, sa première bande dessinée écrite avec un grand nom du 9e art, Christophe Blain – Jean-Marc Jancovici est aussi cofondateur de Carbone 4, une société de conseil et de données spécialisée dans les questions liées au changement climatique et est membre du Haut conseil pour le climat.
L’éminent spécialiste des enjeux environnementaux (on lui doit le bilan carbone qu’il a développé au sein de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) revient sur l’empreinte carbone des industries culturelles en général et du monde de l’art en particulier, mais aussi sur le rôle que peuvent avoir les artistes dans la lutte contre le changement climatique… ou pas.
A-t-on une idée de l’impact du monde de l’art sur notre empreinte carbone ?
Dans le cadre du Plan de transformation de l’économie française (PTEF), nous avons regardé le secteur culturel et dans ce secteur, un certain nombre d’éléments exercent une pression très significative sur les écosystèmes, notamment l’audiovisuel. Par ailleurs, la part des déplacements motorisés liés à des motifs culturels a également un impact notable. Par exemple, ceux des touristes internationaux qui viennent voir le Louvre ou le Mont-Saint-Michel. Ou les cinémas, qui ont été mis en périphérie de ville avec les multiplex, les gens doivent désormais prendre leur voiture pour y aller. Pendant un festival, des stars viendront en jet privé, tandis que les festivaliers prendront leur voiture, etc. Pour résumer, quand vous regardez l’ensemble des déplacements liés à la mobilité du quotidien, vous en avez une fraction non négligeable qui est associée à des déplacements culturels.
Après, vous avez évidemment tout ce qui touche au digital. Aujourd’hui, la vidéo en ligne représente 60 à 70 % du trafic Internet. Là-dedans, vous allez notamment retrouver des productions qui relèvent du secteur artistique et culturel. Netflix et les autres plateformes, le porno – qui est rangé dans les activités culturelles -, les clips, les enregistrements de concert ou les extraits de films, etc. Le numérique mondial représente un petit 4 % des émissions planétaires. Donc 60 % de 4 %, c’est loin d’être négligeable…
Et du côté de la production des œuvres culturelles ?
La fabrication des œuvres en elle-même ne pèse pas lourd. Mais ce qui est impactant, notamment dans l’audiovisuel, c’est l’imaginaire qu’il véhicule et cet imaginaire a un impact conséquent sur les modes de consommation des populations dans leur ensemble. Par exemple, certaines séries américaines qui valorisent un train de vie ostentatoire et luxueux loin d’être économe en émissions de gaz à effet de serre. Ou la musique qui fait de même. Le secteur de l’art et de la culture, en termes d’empreinte carbone et d’imaginaire, est donc un secteur qui a un effet de levier important. Je me suis, d’ailleurs, souvent fait la réflexion : les stars de la chanson ou du cinéma s’engagent bien davantage pour des causes sociales qu’environnementales. Peut-être parce que leur mode de vie est en contradiction flagrante avec la sobriété qu’il faudrait mettre en œuvre si on veut régler le problème. On peut leur reconnaître cette honnêteté intellectuelle !
C’est à relativiser pour les œuvres d’art plastique…
En effet, tout ceci se discrimine énormément en fonction des disciplines. Il est rare que des artistes qui font de la sculpture ou de la peinture poussent les gens aux excès de la consommation. Par contre, certains réalisateurs de films, oui. Donc, tout dépend bien entendu du type d’acteurs dont on parle.
Si la production a, au final, peu d’impact, où chercher l’empreinte carbone des industries artistiques et culturelles ?
Ce qui est très impactant, ce sont ses modes de diffusion. On a tendance à oublier que le numérique transite sur un réseau physique. La TV hertzienne analogique « à la papa » était considérablement moins gourmande en matériaux et en énergie que le point à point sur Internet que l’on connaît aujourd’hui.
Comment expliquez-vous que les évolutions technologiques amènent finalement toujours à plus de consommation ?
Cela fonctionne dans l’autre sens. Plus on a d’énergie, plus on s’offre de libertés. Nos envies et nos désirs occupent alors tout l’espace disponible.
Le monde de l’art s’extasie sur les NFTs et la blockchain. Que pensez-vous de leur impact environnemental ?
Ces technologies vont dans le mauvais sens de la pression environnementale. Ce n’est finalement qu’une énième variante du même arbitrage qui se répète : jusqu’où l’intérêt individuel peut-il primer sur l’intérêt collectif ? Est-ce que, par exemple, la propriété patrimoniale de l’artiste prime sur l’environnement ?
Quelles peuvent être les solutions applicables au monde de l’art ?
Je ne vois que l’éthique et la morale. Soit on décide que l’artiste n’a pas besoin d’être en phase avec les préoccupations de la société et qu’il ne doit pas être tenu par elle. Et à ce moment-là, ce que je viens de dire est nul et non avenu. Soit on se dit qu’il est en phase avec la société et dans ce cas, si la société veut limiter son impact sur l’environnement, elle a besoin de règles éthiques et morales. Car il est évident qu’avec les seules règles économiques, on ne s’en sort pas. Regardez le film Don’t Look Up! qui vient de sortir. Il démontre justement que si on ne se place que du point de vue économique, on court à la catastrophe. C’est amusant de constater, par ailleurs, que ce film est lui-même un parfait objet économique…
Selon vous, est-ce que les GAFAM essayent de profiter de la situation ?
Peut-être pas de manière aussi cynique que dans Don’t Look Up!. Mais ce que l’on observe de plus en plus dans le domaine du climat, ce sont des entreprises qui s’arrogent des marques de vertu simplement parce qu’elles l’ont décidé.
Le greenwashing que dénoncent également de nombreux artistes n’est-il pas un danger ?
Oui. C’est un danger, car c’est un anesthésiant. Dans l’art, le greenwashing se cache parfois derrière de bonnes intentions. Par exemple, lorsque vous voyez des événements, comme les festivals ou les foires, qui s’affichent « compensés carbone »… La compensation, ce n’est rien d’autre que du greenwashing.
Tout ceci n’est que de la rhétorique. Comment lutter contre ?
C’est l’éternelle question du pouvoir et du contre-pouvoir. C’est aussi une question de liberté d’expression. Dans le domaine environnemental, les mensonges ont un impact considérable, puisqu’ils visent à rassurer une partie de la population. Or aujourd’hui, vous pouvez clamer que la terre est plate et mentir sur des faits avérés sans risquer quoi que ce soit. Seule la collectivité pourra, si elle le souhaite, à un moment décider que certaines contrevérités assénées publiquement sur les problèmes environnementaux sont passibles de poursuites, ce qui revient à encadrer la liberté de parole comme cela existe déjà, par exemple, pour les propos d’incitation à la haine.
La fiscalité pourrait-elle être un bon levier pour réguler les pratiques liées aux nouvelles technologies ?
Une bonne partie de l’empreinte du numérique, c’est la fabrication du matériel et de son renouvellement, l’autre partie étant l’électricité utilisée par le matériel et les serveurs. Parmi nos propositions, certaines visent à allonger la durée légale de garantie pour permettre une rotation au ralenti des appareils ; d’autres pour permettre aux consommateurs de refuser les mises à jour automatiques qui poussent à l’inflation logicielle avec, pour conséquence, que votre dernier bidule rame, ce qui vous pousse à acheter un nouvel appareil – en bref, l’obsolescence programmée. Nous avons aussi imaginé des dispositions pour revenir aux offres limitées en débit ainsi que des règles de gouvernance pour demander aux opérateurs de publier leur empreinte carbone – vérifiée par un tiers – et que le montant et l’évolution de cette empreinte soit une condition pour pouvoir exploiter les licences qui leur sont octroyées. On pourrait aussi limiter les débits envoyés sur les smartphones : ce n’est pas franchement utile qu’un Netflix vous envoie de l’UHD en permanence vu la taille de l’écran d’un téléphone…
Certains artistes ont été des lanceurs d’alerte sur l’écologie, d’autres militent depuis des décennies sur le sujet. Quel peut être leur rôle sur les actions à mener ?
Je ne pense pas que ce soit leur rôle. La personne qui alerte sur le fait qu’il y a le feu n’est pas celle qui conçoit le plan d’évacuation en cas d’incendie. Ce n’est pas elle non plus qui doit savoir comment on protège le bâtiment ou comment on le répare. Ce rôle sur l’action, c’est plutôt celui des techniciens et des politiques. Derrière le rôle des politiques, c’est de la responsabilité des citoyens dont on parle. Et bien entendu, les artistes sont des citoyens. Si nous voulons élire des politiques qui prennent de bonnes mesures, il nous incombe de nous informer et de nous documenter correctement sur le problème pour ainsi juger de la pertinence des solutions proposées, soit par la technostructure, soit par le corps politique.
C’est ce que vous faites avec le Plan de transformation de l’économie française ?
Absolument.
Justement, les politiques sont-ils encore en capacité d’agir ?
Il n’est pas certain que la démocratie fonctionne pour prévenir les grands problèmes. C’est une question que s’était posée Tocqueville il y a quasiment deux siècles. Tout ce que je peux faire, à mon petit niveau, c’est me demander quelles actions sont les moins nuisibles ou les plus positives dans le système tel qu’il est, car je ne vais pas changer le monde ni la politique. Il n’y a pas de solution miracle, juste des choix personnels. Par exemple, je refuse de prendre l’avion, sauf exception. Est-ce qu’au final, toutes ces actions contribueront à changer ce système ? Je n’en sais rien du tout.
Comment garder la foi ?
Quand on est dans l’action de manière collective, ça rend optimiste.
Tout ceci implique un changement radical des mentalités et des modes de vie…
Dans le système de valeurs que nous avons, il faut réussir à mettre la valeur « préservation du bien commun » au-dessus de la valeur « j’en prends autant que je peux à court terme ». Tant qu’on n’a pas fait ça, les crises environnementales se résoudront à notre détriment. Deux choses me semblent importantes. La première, c’est d’informer les gens sur le problème à traiter. Je ne sais pas si c’est du ressort de l’art, sauf sous son aspect documentaire. Ensuite, donner envie de passer à l’action. C’est là qu’intervient le rôle important de l’imaginaire, car il s’agit de rendre désirable la direction que l’on doit prendre. Et c’est l’un des avantages de l’art : il n’a pas besoin de prétendre être réaliste, il peut se contenter d’être suggestif.
Quelque part, collectionner revient à s’accaparer un bien qui pourrait être commun. Est-ce pour vous une pratique à encourager ?
Ça ne me dérange pas, mais c’est un jugement très personnel. J’ai envie de dire, tout dépend aussi des œuvres dont on parle. Si on parle d’œuvres historiques, d’un Monet ou d’un Renoir, c’est une chose. Si c’est pour acheter des œuvres marketing à feu la FIAC, c’est autre chose. Mais quitte à dépenser 50 M$, autant les investir dans de l’art plutôt que dans un jet privé. À un moment, il faudra bien neutraliser l’argent…