Interview parue dans La Lettre du Cadre du 14 juin 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal, tout comme le titre. Le texte publié ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Marjolaine Koch.
Le projet de loi Climat et résilience devait porter une partie des propositions issues des travaux de la Convention citoyenne. Finalement, ce texte a surtout déçu les 150 membres de la convention. Jean-Marc Jancovici, consultant énergie et climat et fondateur du think tank The Shift Project, voit là les conséquences du manque de formation de la classe politique aux sujets environnementaux.
Quelle utilité voyez-vous à la convention citoyenne ?
Cette instance a montré que l’information dont les gens disposent sur un problème à traiter est déterminante pour leur envie d’agir. En entrée de convention, les citoyens étaient des gens « ordinaires », ayant avec le climat un lien pas plus marqué que pour le reste de la population. En sortie de convention, ils sont devenus beaucoup plus motivés que la moyenne pour que l’on agisse. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Deux choses : d’abord, ils ont mieux compris de quoi il était question, et cela leur a donné un sentiment d’urgence qu’ils n’avaient probablement pas avant. Beaucoup ont dit être « tombés de leur chaise » en écoutant la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, par exemple.
Ensuite, on leur a d’entrée de jeu demandé de se placer dans le cadre d’une action collective. En général, personne n’aime se marginaliser par rapport à ses relations proches. Si dans ma famille ou mes amis tout le monde trouve normal de prendre sa voiture, en militant pour que l’on agisse autrement je me mets hors du groupe, et personne n’aime cela. En revanche, dès qu’une proposition pour se déplacer sans voiture vient d’une envie collective, alors je peux rester dans la norme en changeant de comportement, et du coup, c’est beaucoup plus facile de franchir le pas.
Après, est-ce que les mesures proposées par la convention citoyenne sont adaptées ? En fait, on pourrait presque considérer que c’est un débat de deuxième niveau. Si le climat est une priorité première pour le Gouvernement et pour la convention citoyenne, se mettre d’accord sur les mesures concrètes finira par arriver, puisque tout le monde est d’accord sur l’objectif. Mais, dans le cas présent, les députés, les hauts fonctionnaires et le Président n’ont toujours pas ce sentiment d’urgence qui s’est emparé des membres de la convention. Alors quand Emmanuel Macron annonce qu’il reprendra les propositions « sans filtre » pour en faire une loi, on comprend vite qu’il s’est collé dans un corner. Vu de l’extérieur, les gens qui connaissent le sujet ont immédiatement compris qu’il ne pourrait pas respecter sa parole.
Donc vous n’êtes pas étonné par la note donnée par les 150 membres de la Convention au projet de loi Climat et résilience ?
Non, je ne suis pas du tout étonné. Si l’on en revient aux fondamentaux, les émissions de gaz à effet de serre sont une conséquence de ce qui structure le monde moderne. C’est une conséquence de la production économique et de notre pouvoir d’achat. Dire que l’on va s’en passer tout en gardant le pouvoir d’achat et la taille actuelle de l’économie, c’est impossible. Si Emmanuel Macron prenait « sans filtre » des propositions permettant de faire vraiment baisser les émissions à la bonne vitesse, cela reviendrait à dire qu’il prend « sans filtre » l’idée que la France accepte une récession structurelle. Cela arrivera un jour, c’est inéluctable. Mais cela m’étonnerait que le Président ait très envie de l’annoncer, voire de l’imaginer !
Est-ce même imaginable d’assumer une récession pour un Président ?
Assumer si elle vient d’une crise, oui, mais comme évolution tendancielle, non, car il n’a pas de plan prêt pour cette éventualité.
Pensez-vous que la classe politique dans son ensemble puisse accepter, déjà, l’idée de s’orienter vers une récession pour répondre aux exigences climatiques ?
Non. La classe politique est pour partie faite de gens qui vivent dans une espèce d’univers en apesanteur, où, à force de promettre tout et son contraire, les mots n’ont plus vraiment de sens. J’ai beaucoup de mal à savoir ce à quoi ils croient vraiment, et le savent-ils eux-mêmes ? Je pense que du haut de ses 17 ans, Greta Thunberg a tout à fait raison de souligner que le premier péché du monde politique, c’est l’ignorance.
La crise du Covid-19 donne l’impression de vivre un exercice grandeur nature de ce qui nous attend sur le plan climatique, sur le plan d’une gestion de crise. Avez-vous cette impression ?
Depuis que je m’intéresse au sujet climatique, j’ai compris qu’à un moment ou à un autre, l’avenir ne s’écrirait pas en continuité. Les conséquences du changement climatique ou du stress énergétique vont arriver sous forme de « cygnes noirs ». On désigne ainsi un événement improbable que personne n’est capable de prévoir, mais dont les conséquences sont disruptives.
Le Covid en est un exemple. Comme c’est inattendu, nous réagissons en ordre dispersé. Nous avons refusé de laisser des gens mourir en dehors de l’hôpital, alors même que nous sommes d’accord pour laisser « en vente libre » les morts du tabac, du sucre, de la graisse, de l’alcool, ou, bien sûr, de la pollution. Je ne dis pas qu’on a eu tort ou raison, je note juste que l’inattendu a eu un effet très déstabilisant sur la société. Il en restera durablement des traces : je pense que certaines activités ne reviendront jamais au niveau auquel elles étaient avant le Covid.
Quel regard portez-vous sur nos capacités d’adaptation en temps de crise ?
L’expérience a montré qu’elles sont potentiellement importantes. C’est une chose que le monde politique a tendance à sous-estimer, et c’est très vrai sur les questions climatiques. En réalité, une partie des efforts dont on parle en matière d’environnement sont faibles au regard de ceux que l’on vient d’accepter ! Toute une population a été capable de rester confinée – donc quasiment en prison – pendant deux mois. C’est beaucoup plus violent que d’accepter de partager sa voiture avec le voisin, ou d’accepter de prendre le train plutôt que la voiture pour partir en vacances ! Un des enseignements intéressants à tirer de cette crise, c’est la capacité qu’a la population à accepter des changements importants dès lors qu’elle comprend qu’il s’agit d’une urgence vitale, et que l’effort est perçu comme équitablement réparti (et là, tout le monde enfermé chez soi, c’est assez équitable…).
Mais la population peut-elle prendre conscience que la pollution, le réchauffement climatique relèvent de l’urgence vitale, n’est-ce pas un sentiment trop diffus ?
On peut en tout cas essayer. Et aujourd’hui, le monde politique n’essaie pas beaucoup.
La crise des Gilets jaunes a cependant montré la difficulté à faire passer le message…
Les Gilets jaunes, c’est justement avant tout une crise de la pédagogie. Depuis que l’on vit dans un monde technique et complexe, le monde politique a abandonné le discours sur les faits aux corps techniques, qu’il se dépêche ensuite de contrecarrer publiquement en expliquant que si cela ne marche pas, c’est de leur faute. Emmanuel Macron devrait être capable de faire un cours sur ce qu’est le changement climatique
D’accord, mais comment régler la question pour ceux qui habitent loin de tout, du fait d’un étalement urbain qui n’a pas été maîtrisé ?
Le Président pourrait commencer par expliquer que de toute façon, le pétrole étant épuisable, viendra un jour où ces habitants ne pourront plus prendre autant leur voiture à pétrole. Par ailleurs, même ces habitants peuvent vouloir contribuer à éviter que les forêts ne brûlent ou les récoltes se dessèchent du fait des hausses de température. Enfin, les solutions doivent s’envisager dans un cadre global. Reprenons l’exemple des Gilets jaunes : pour tous ceux qui étaient dans le monde rural, ils sont certes dépendants de la voiture, mais aussi du fioul dans leur chauffage. Le Gouvernement aurait pu leur dire qu’il prenait en charge le remplacement du fioul par des pompes à chaleur.
Cela n’aurait pas payé leur mobilité, mais cela aurait baissé un autre poste de charge dans ces foyers, et c’est ce qui compte. Ou il aurait pu leur subventionner l’achat de voitures électriques, car rares sont ceux qui font plus de 200 kilomètres par jour. Avec quel argent faire tout cela ? Avec celui qui, actuellement, est mis dans les éoliennes et les panneaux solaires, lesquels ne servent à rien dans notre pays pour faire baisser les émissions, ni même créer globalement de l’emploi. On ne parle pas de bricoles : à fin 2018, plus de 100 milliards d’euros d’impôts ont été engagés pour payer ces formes d’électricité. Mais Emmanuel Macron a juste annoncé une hausse de prix (la taxe carbone) sans décrire les voies de sortie. Forcément, ça ne marche pas.
Vous abordez la question de la politique énergétique de la France : quelle aurait été la bonne direction à prendre, selon vous ?
Si l’on part du principe que l’on a un problème avec les combustibles fossiles, il faut peut-être mettre des moyens sur ce qui permet de s’en débarrasser. Il se trouve que les éoliennes et les panneaux solaires ne correspondent pas à cet objectif : la promesse de campagne de François Hollande était de faire baisser le nucléaire. Pour se débarrasser du pétrole et du gaz dans notre pays, le premier sujet concerne la mobilité. Il faudrait un cocktail de mesures associant des voitures de plus petite taille et masse, des véhicules électriques allant de la petite voiture aux vélos, des modes actifs, et des transports en commun. À plus long terme, il faut aussi réaménager le territoire.
Le second sujet concerne le chauffage, dont j’ai déjà parlé. Il faut un encadrement réglementaire et fiscal qui conduise à remplacer les chaudières au gaz et au fioul par des pompes à chaleur. Ensuite il reste l’industrie, qui doit combiner une baisse des volumes produits, de l’électrification, et dans certains cas le recours à l’hydrogène. Au final, beaucoup reposera sur l’électricité, et cette dernière doit être essentiellement nucléaire si nous voulons être prêts dans les délais.
Vous revenez souvent à cette question de la nécessité d’informer avant tout, pour que la population accepte ces changements ?
Oui, car très peu, dans la politique comme dans les médias, ont progressé sur la définition du problème à traiter depuis vingt ans. On fait du surplace. Quasiment personne ne prend la peine d’expliquer qu’à 2 degrés de réchauffement, les coraux tropicaux sont presque tous morts, ou qu’à 4 degrés toutes les forêts françaises sont inflammables comme l’arrière-pays varois. On ne dit pas non plus qu’à 4 degrés de réchauffement, les sols perdent 40 % d’humidité sur le pourtour méditerranéen, et que les habitants d’Afrique du Nord émigreront par dizaines de millions, chez nous ou ailleurs.
Quasiment personne ne sait qu’il faudra plus de 10 000 ans pour épurer le surplus de CO2 que nous avons créé, ou encore qu’à 3 degrés de réchauffement il y aura des émeutes de la faim partout. Enfin, personne ne sait que le pétrole disponible pour les Européens est déjà contraint à la baisse et que cela va continuer. En vingt ans, il n’y a eu quasiment aucune montée en compétences sur le problème à traiter dans le monde journalistique, qui préfère inviter sur ses plateaux des personnes prétendant détenir des solutions miracles. Le monde politique est lui aussi en retard. Le degré de compréhension n’a pas progressé à la bonne vitesse.
Que faudrait-il pour embarquer tout le monde dans cette montée en compétences sur les questions climatiques, une convention citoyenne à l’échelle du pays ?
Je ne sais pas ce qu’il faudrait. Peut-être serons-nous victimes de la malédiction de Tocqueville, qui expliquait que les démocraties seraient myopes et que c’est ce qui causera leur perte.
Comment comprenez-vous le choix du Gouvernement de miser autant sur l’hydrogène ?
Dans le livre de Sébastien Bohler, « Où est le sens ? », ce dernier explique que la peur de l’inconnu favorise l’adhésion à des discours où l’avenir redevient prévisible, même s’il faut pour cela croire à un miracle technologique. C’est ce mécanisme psychologique de défense qui nous fait croire que l’hydrogène peut jouer un rôle majeur partout. En fait, celui qui fait les calculs comprend immédiatement que son usage sera limité. Il peut représenter une bonne idée pour certaines applications industrielles, à condition de le produire par électrolyse à partir de nucléaire, mais il ne servira pas en masse pour les transports.
L’hydrogène est un cas parmi d’autres d’un discours rassurant basé sur des solutions techniques semblant simples, et faciles à déployer à large échelle, alors que ce n’est pas vrai, ou pas si simple. C’est au fond la version moderne du « n’importe quoi climatique » ! Il y a quelques années, le combat portait sur l’acceptation du problème. Aujourd’hui, on peut dire que cette partie-là est – je l’espère définitivement – gagnée, dans la population et chez les parlementaires. En revanche, c’est du côté des solutions que le combat entre faits et chimères s’est déplacé. Voici venir un monde industriel 100 % renouvelable, de la croissance verte, et plein d’autres discours qui promettent la fin des ennuis climatiques sans rien changer à nos habitudes. Mais cela ne fonctionnera pas.
Comment peut-on améliorer notre perception sur les enjeux climatiques et énergétiques ?
C’est en pratique difficile dans un monde où nous avons pris l’habitude de tout mesurer en argent. De fait, la façon la plus fréquente de parler du monde qui nous entoure est de le faire sur le plan économique, qu’il s’agisse d’objets, de transports, ou même de notre emploi. Malheureusement, l’économie a été construite en partant du principe que les ressources naturelles valaient zéro (c’est même explicitement affirmé dans le « traité d’économie politique » de Jean-Baptiste Say, publié en 1803). Sauf que toute notre activité en dépend ! Pas d’immeuble sans sable, pas de chaise sans fer, et pas de mobilité sans pétrole, toutes ces ressources étant présentes sur terre sans que quiconque ait payé le moindre centime.
Tant que l’environnement, qui nous amène ressources et capacité d’épuration, est compté pour zéro, il reste par construction invisible dans les raisonnements économiques. Entre autres conséquences, les modèles économiques ne voient aucune autre limite à l’activité productive que le travail humain et le capital humain. C’est la raison pour laquelle la plupart des économistes pensent qu’il est possible de faire de la croissance verte : c’est logique avec des modèles « construits de travers ». C’est pour la même raison que la récession est vue comme un malheur passager qui finira par repartir. Nous finirons par comprendre que la contraction structurelle est inéluctable – par défaut de ressources, ou par défaut d’environnement – quand cela fera des années que nous serons dedans, mais à ce moment il sera trop tard pour amortir au mieux l’évolution. D’ailleurs, l’article 3 du traité instituant l’Union européenne dit que l’Union vise la croissance : avoir construit un assemblage politique sur la base d’un élément qui n’arrivera plus n’aide pas à bien anticiper l’avenir, dirons-nous.
À quel horizon de temps cette récession peut-elle survenir ?
En Europe, cela a commencé depuis dix ans ! Depuis 2008, le pouvoir d’achat net des Français n’a quasiment pas augmenté, la production industrielle non plus ; la construction de bâtiments est passée par un maximum en 2007… Ce n’est pas complètement un hasard : c’est aussi en 2006 que l’on a atteint le maximum de la production de pétrole conventionnel dans le monde. Le déclin pétrolier en Europe va s’amplifier probablement à partir de maintenant, que ce soit le pétrole conventionnel ou le non-conventionnel. À cause de cela, et d’autres limites, nous allons progressivement passer d’une période de stagnation à une période de récession structurelle.
Pour s’en rendre compte, il faudra probablement des craquements dans le système, et c’est malheureusement dans ce contexte qu’il va falloir « transitionner » pour éviter de se cogner encore plus fort à la limite climatique. Le risque est que les populistes continuent à monter, parce que nous aurons besoin de trouver un coupable pour ce qui nous arrive. Je ne parierais pas que le Brexit soit le dernier phénomène du genre en Europe, Europe dont la pérennité n’est pas du tout assurée tant qu’elle voudra répondre au monde fini avec le mode de pensée du monde infini.