Interview parue dans le magazine La Croix Hebdo du 19 février 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Antoine d’Abbundo.
Infatigable lanceur d’alerte, Jean-Marc Jancovici annonce, depuis des années, la fin d’un monde dont la prospérité s’est bâtie sur les énergies fossiles abondantes et peu chères. Et propose pour le remplacer un plan de transition écologique qui bouscule.
Dans votre dernier ouvrage « Le monde sans fin« , vous racontez avoir été « saisi » par la question du réchauffement climatique. Saisi par quoi ?
Jean-Marc Jancovici : J’ai découvert cette question un peu par hasard dans les années 1990. J’ai alors eu envie de comprendre de quoi il retournait. Je me suis formé en organisant une série de conférences pour l’association des anciens élèves de l’X, qui faisaient intervenir des scientifiques sur le fonctionnement du climat – atmosphère, océans… – et des ingénieurs pour comprendre le lien entre les émissions et nos modes de production et de consommation. C’est alors que je me suis rendu compte qu’on avait face à nous un problème dont l’ampleur m’est parue en total décalage avec l’absence de place qu’on lui accordait dans les médias.
D’où l’idée de porter la bonne parole au grand public ?
J.-M. J. : Au départ, je souhaitais surtout trouver comment aider les entreprises à appréhender le problème de manière opérationnelle. C’est ainsi que j’ai mis au point, au début des années 2000, pour le compte de l’Agence des économies d’énergie (Ademe), une méthode permettant de mesurer toutes les émissions de gaz à effet de serre (GES), directes ou indirectes, dont dépend une activité industrielle ou tertiaire.
Par exemple, pour éditer votre Hebdo, il faut des journalistes qui voyagent, des locaux chauffés et éclairés, des ordinateurs, mais aussi du papier, une imprimerie et toute une logistique pour diffuser le magazine. C’est tous ces flux physiques – de personnes, d’objets, et donc d’énergie – qu’il faut prendre en compte pour établir le « bilan carbone » qui servira de base pour réduire les émissions. Et je suis assez fier que cette méthodologie se soit imposée, depuis, comme une norme internationale.
Ensuite, en 2007, j’ai co-fondé, avec l’économiste Alain Grandjean, Carbone 4, qui propose conseil et données aux acteurs économiques en matière de décarbonation de leurs activités et d’adaptation au changement climatique. Via Carbone 4 ou The Shift Project, qui est la version associative de mon activité, pousser à l’action est la tâche qui occupe l’essentiel de mon temps.
Vous menez, en parallèle, une intense activité de vulgarisateur en multipliant les livres et les conférences. En vingt ans, avez-vous perçu un progrès dans la compréhension de l’enjeu ?
J.-M. J. : Les gens sont certainement plus sensibles au problème, mais est-ce qu’ils l’ont mieux compris ? Ce n’est pas sûr. Quand je parle avec des responsables politiques, je constate qu’ils sont peu nombreux à cerner les tenants et aboutissants de manière correcte. Sur la question du pétrole notamment, on n’a pas progressé d’un iota. Globalement, nos dirigeants n’ont toujours pas intégré que le pic de production du pétrole conventionnel était dépassé depuis au moins dix ans et que, pour cette simple raison, l’économie ne repartira jamais comme avant. C’est pareil pour les médias qui, sur ce plan, sont restés au degré zéro de l’information.
Vous avez la dent dure contre les journalistes. Font-ils si mal que cela leur travail ?
J.-M. J. : Sur cette affaire, ils font bien trop peu. J’ai donné récemment une conférence sur ce que j’ai appelé les « sept péchés environnementaux » dont le journalisme a bien du mal à se débarrasser. Le principal est de confondre les ordres de grandeur et les échelles de temps. Un exemple parmi d’autres : il y a peu, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a annoncé vouloir lancer en 2035 le premier avion à hydrogène. Or, à cette date, le transport aérien, qui utilise plus de 20.000 avions de ligne, devra avoir déjà baissé ses émissions de plus de 50%. Qu’est-ce qu’un seul avion à hydrogène arrivant en 2035 va changer au problème dans son ensemble ? Cela n’a pas empêché tous les médias de s’extasier, comme si on venait de trouver la solution à la décarbonation du transport aérien. Je sais bien que le journalisme est un métier à petits moyens, mais quand même : on devrait au moins apprendre dans les écoles de journalisme à faire une règle de trois. Il y a une autre faiblesse récurrente : ne pas comprendre qui est légitime pour parler de quoi en matière scientifique et technique.
Pour aborder ces sujets complexes, vous mêlez un grand sens de la pédagogie à l’art de mettre les pieds dans le plat. Ce côté iconoclaste ne vous joue-t-il pas des tours ?
J.-M. J. : Si j’exagère parfois, c’est de manière délibérée, pour réveiller l’auditoire, le surprendre et le forcer à se questionner. Le sujet que je traite exige que les gens sortent de leur zone de confort. Les scientifiques ont l’habitude d’être prudents dans leurs conclusions, mais les animaux que nous sommes assimilent parfois l’incertitude avec le fait qu’il ne se passera rien. On ne sait pas, donc ce n’est pas la peine de s’en occuper. Alors qu’il y a des cas de figure où le fait de ne pas savoir est porteur de grands risques. C’est pourquoi j’ai pris le parti d’enfoncer délibérément le clou, de bousculer les positions, quitte à provoquer quelques grincements et à irriter. À titre personnel, je suis plus satisfait d’être utile qu’agréable.
Sur le fond, votre discours ne varie pas. Nos sociétés développées bâties sur les énergies fossiles seraient, selon vous, condamnées. Sur quoi se fonde cette conviction ?
J.-M. J. : Sur deux faits. Le premier est biologique : il faut des dizaines ou centaines de millions d’années à la nature pour « fabriquer » des combustibles fossiles, charbon, gaz et pétrole. L’autre est mathématique : quand vous disposez d’un stock de départ donné une fois pour toutes, l’extraction annuelle ne peut que tendre vers zéro à l’infini. Conclusion : s’il n’y a plus de combustibles fossiles, cela condamne la civilisation basée dessus. Pendant deux siècles, nous avons bénéficié d’une énergie de plus en plus abondante et gratuite, fournie gracieusement par dame Nature, ce qui a permis des gains de productivité incroyables. Mais le système se heurte désormais à une double limite physique : celle des ressources à l’amont, et de la taille de la poubelle atmosphérique à l’aval.
Combien de temps nous reste-t-il pour danser sur le pont du Titanic ?
J.-M. J. : Cela dépend de quoi on parle. Le pic de production du pétrole dit conventionnel a déjà eu lieu en 2008, et, depuis cette date, l’OCDE est entré dans une espèce de marasme économique dont on n’arrive pas à sortir malgré la quantité faramineuse d’argent que l’on déverse dans l’économie. Or, la seule énergie mondialisée, c’est le pétrole. C’est la source la plus facile à transporter et la plus efficace, notamment pour se déplacer. A partir du moment où la production de pétrole « tout compris » (avec pétrole de schiste et sables bitumineux) commence à décliner (entre maintenant et dans quelques années), les régions bien dotées en gaz et en charbon peuvent encore connaître, provisoirement, une certaine croissance (au détriment du CO2), mais cela n’est déjà plus vrai pour les pays importateurs, notamment l’Europe et la France.
Une autre limite physique est celle du climat. Si l’on attend d’avoir franchi les pics géologiques, nous allons largement dépasser le seuil des 2 °C d’augmentation de la température fixé par l’accord de Paris de 2015. Dans le pire des cas, le thermomètre mondial pourrait même grimper de 4 à 5 °C d’ici 2100. Une telle hausse correspond à la sortie de la dernière ère glaciaire. Mais cela s’est fait en 10 000 ans. Le problème est que la surchauffe due à l’activité humaine suit un rythme si rapide depuis l’ère industrielle que les catastrophes vont se multiplier au risque de plonger le monde dans le chaos si l’on n’agit pas vite.
Pour tenir le réchauffement dans la limite d’une hausse de 2 °C, il faudrait réduire les émissions de GES de 4 % par an. C’est ce qui s’est passé avec la crise du Covid au niveau mondial, avec les conséquences économiques et sociales que l’on sait. Le remède ne serait-il pas pire que le mal ?
J.-M. J. : Quelle est l’alternative ? Qu’on le veuille ou non, nous n’échapperons pas à la décroissance, et il vaut mieux s’y préparer dès maintenant. Si l’on ne fait pas d’efforts pour organiser la réduction volontaire des émissions, nous aurons des réductions subies, à l’occasion de crises économiques successives et massives et/ou de diminutions de population. On en revient à votre première question. Être saisi, c’est toucher du doigt la fragilité de notre système derrière sa performance.
À vous écouter, il faudrait tout repenser, tout reconstruire sur de nouvelles bases. Mais par où commencer ?
J.-M. J. : Pour bâtir une maison, vous devez d’abord établir un plan d’ensemble. C’est ce que les équipes du think tank The Shift Project (Le projet de transition), que je préside, ont essayé de faire en proposant un programme pour décarboner, secteur par secteur, l’économie française. Prenons, par exemple, les transports, un secteur extrêmement dépendant du pétrole. Aujourd’hui, la France dispose d’un parc d’environ 40 millions de voitures particulières, essentiellement à moteur thermique, utilisées la plupart du temps pour transporter une personne. Demain, ce parc devra compter beaucoup moins de véhicules, qui seront moins lourds et électriques, et plus de vélos, eux aussi électriques, dont des vélos cargos pour faire de la distribution urbaine. Il faut aussi multiplier par deux le réseau ferré et développer les camions et bus électrifiés. Et réduire drastiquement le nombre d’avions, le secteur aérien étant celui qui résistera, de toute façon, le moins bien à la fin du pétrole.
Ces solutions paraissent de bon sens. Pourquoi a-t-on tant de mal à les appliquer ?
J.-M. J. : Pour tout un tas de raisons enchevêtrées. L’un d’elle, c’est l’emploi. Si l’on supprime des lignes aériennes, les pilotes, les hôtesses et stewards, le personnel au sol rouspètent et, en démocratie, on a plus tendance à se préoccuper de ceux qui perdent aujourd’hui que de ceux qui gagneront demain. De manière plus profonde, notre système est conservateur car il a du mal à penser et à promouvoir des évolutions rapides, sauf cas d’extrême nécessité comme cela a été le cas aux États-Unis ou en Grande-Bretagne pendant la Seconde guerre mondiale.
Jusqu’à présent, la situation paraît encore assez confortable et l’on veut croire que les difficultés finiront par passer. Nous ne nous sommes pas vraiment mis dans le crâne que le monde est confronté non pas à une crise mais au début d’une mutation profonde, inéluctable et irréversible.
Et vous, à titre privé, que faites-vous pour le climat et la planète ?
J.-M. J. : Si l’on calcule le bilan carbone d’un Français moyen, on trouve quatre postes importants : la nourriture, le transport, les achats et le logement.
Sans être végétarien, ni peser au gramme près, cela fait longtemps que j’ai beaucoup diminué ma consommation de viande, en particulier de boeuf. Dans le plan de transformation de l’économie française que j’évoquais toute à l’heure, on estime qu’il faudrait, en gros, diviser le cheptel bovin par deux. Il faut, bien sûr, maintenir de l’élevage extensif car les prairies sont l’un des moyens de capter du carbone, mais réduire l’élevage intensif en stabulation, où les animaux sont nourris avec des céréales dont du soja, le plus souvent importé.
Pour mes déplacements au quotidien, habitant en Île-de-France, j’utilise les transports en commun ou le vélo. Je ne prends ma voiture que deux ou trois fois par an. Et je n’utilise quasiment plus l’avion depuis vingt ans.
Quant aux achats, je fais partie de la catégorie de ceux qu’il faut traîner de force dans un magasin pour leur acheter une nouvelle paire de chaussettes. Les seules courses que j’aime bien faire, c’est au marché. Pour le reste, moins j’achète, plus je suis heureux.
Mon seul point faible, c’est le logement : il faudrait que je remplace la chaudière à gaz par une pompe à chaleur.
Seriez-vous le nouvel apôtre de la frugalité heureuse ?
J.-M. J. : J’ai rendu compte de mon bilan carbone car vous m’avez posé la question mais, à titre personnel, j’ai une aversion forte pour les gens qui se mettent en avant en disant : regardez comme je fais bien.
D’ailleurs, je me suis rendu compte que ce n’est pas en faisant la morale que l’on change les mentalités. Les actions bénéfiques pour lutter contre le changement climatique ne sont adoptées que si elles présentent un bénéfice de court terme pour les individus. On ne convainc pas les gens à préférer le vélo en leur disant qu’ils seront de bons citoyens mais en faisant valoir que cela va leur faire du bien au physique et leur coûtera moins cher.
J’ajoute que si chacun peut adopter des comportements écoresponsables, le combat pour réduire les émissions ne se gagnera que si l’État et les entreprises assument leurs responsabilités. C’est, là encore, une question d’ordres de grandeur comme l’a montré l’étude « Faire sa part » réalisée par Carbone 4 en juin 2019. Aujourd’hui, l’empreinte carbone d’un Français moyen est d’un peu moins de 10 tonnes d’équivalent CO2 par an. Pour respecter l’accord de Paris, cette empreinte doit être abaissée entre 0 et 2 tonnes par an d’ici à 2050, soit une baisse d’au moins 80 %. Un engagement personnel fort permet une réduction de 50 % à 60% au plus, le reste doit venir d’une impulsion politique et collective.
Dans le monde que vous appelez de vos voeux, il faudra encore de l’énergie, mais moins carbonée. Pour vous, il n’y a pas photo entre le nucléaire et les énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien ?
J.-M. J. : Ma position peut se résumer en une phrase : moins on fait de nucléaire, plus on se complique la vie pour de mauvaises raisons. C’est, de loin, la source d’énergie la plus efficace pour lutter contre le réchauffement climatique : le nucléaire n’occupe pas beaucoup d’espace, n’émet que peu de CO2 et produit à la demande. Bien sûr, y recourir le plus possible ne réglera pas tous les problèmes. En France, le nucléaire ne fournit qu’un petit cinquième de l’énergie utilisée par les machines, et même si l’on augmente cette part, il ne pourra pas se substituer à la totalité des énergies fossiles dans les délais impartis. Mais s’en passer serait risqué. Ce serait se priver d’un parachute ventral qui permettra d’amortir la chute quand le parachute dorsal – les énergies fossiles – ne fonctionnera plus.
Est-ce que cela veut signifie que j’écarte les renouvelables ? Pas vraiment. J’explique seulement que l’éolien et le solaire consomment beaucoup de ressources et de place pour fournir une énergie intermittente, ce qui n’offre pas de marge de manœuvre suffisante pour se débarrasser du nucléaire en plus des fossiles. Depuis quinze ans, on a dépensé près de 150 milliards d’euros pour développer à toute force l’éolien et le solaire, sans bénéfice significatif pour notre réseau qui était déjà décarboné pour l’essentiel. Il ne s’agit pas de démanteler le parc existant, mais il est simpliste de voir dans l’ajout de nouvelles capacités éoliennes et solaires une solution évidente pour se passer de nucléaire.
Malgré les accidents de Tchernobyl et Fukushima, vous balayez d’un revers de main le risque souvent associé au nucléaire. Il n’y a jamais de doute dans votre esprit ?
J.-M. J. : Aucun sur le fait que recourir au nucléaire est moins dangereux que de ne pas le faire. Ce qui me gêne dans ce débat, c’est que les arguments avancés par les antinucléaires sont soit faux, soit mal interprétés. Prenons l’exemple de Tchernobyl. Les conséquences radiologiques de cet accident ont fait l’objet d’une très importante littérature médicale, qui a été résumée par l’UNSCEAR, le comité scientifique des nations unies pour l’étude des rayonnements ionisants, dans un rapport qui parle de quelques dizaines de victimes à bref délai et environ 6000 cas de cancer à la thyroïde chez des enfants au moment de l’accident. Nous sommes – heureusement – loin des 900.000 morts qui ont parfois été avancés par des organisations militantes. Idem pour Fukushima. On a plus parlé d’un accident nucléaire qui se solde par zéro mort du aux radiations que du tsunami qui a fait 20 000 victimes. Le nucléaire civil est depuis longtemps, en France, l’objet d’un grand écart entre les faits et l’information médiatique.
Pouvons-nous encore nous sauver de la catastrophe annoncée ?
J.-M. J. : Si être sauvés signifie remettre les choses en l’état, cela n’arrivera jamais. Le surplus de CO2 que nous avons mis dans l’atmosphère va rester pour partie pour plus de 10 000 ans, et une partie de la dérive climatique va se poursuivre quand bien même nous parviendrions à stopper totalement les émissions.
Personne ne peut prédire exactement ce qui va se passer, car nous sommes en train de vivre, grandeur nature, une expérience inédite. Est-ce que l’humanité va continuer à céder au désir du toujours plus ou, au contraire, va-t-elle coopérer pour se modérer ? Je l’ignore. Je sais juste que moins on se modère volontairement, plus les restrictions involontaires prendront le pas. Une partie des conséquences ne sont déjà plus évitables et les « solutions » doivent aussi permettre de s’en accommoder au mieux.