Interview parue dans Die Welt le 5 novembre 2021.
S’agissant d’une interview parue dans un journal allemand, le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé en français au journal. Celui publié a été traduit par le journal (et je suis bien incapable de vérifier si quelque chose a changé en passant du français à l’allemand !). J’ai juste vu que l’ordre des questions a changé (mais j’ai laissé la version envoyée). Propos recueillis par Martina Meister.
Monsieur Jancovici, vous êtes un fervent défenseur de l’énergie nucléaire. Souvenez-vous de ce que vous avez pensé, quand Angela Merkel en 2011 a décidé la sortie du nucléaire ?
Je me souviens très bien, je trouvais cela complètement anachronique. A l’époque j’avais publié un article dans lequel j’expliquais qu’en prenant cette décision, l’Allemagne se trompait d’époque. Elle prenait une décision qui n’était pas en phase avec l’avenir. Je pense toujours la même chose. Mais la vraie décision de sortie du nucléaire, ce n’est pas Merkel, cela a commencé sous Gerhard Schröder. Je montre souvent à mes étudiants une courbe de la production d’électricité nucléaire en Allemagne en leur cachant les dates. Je leur demande de situer Fukushima. Et ils se trompent toujours. Car ça commence à baisser en 2006.
Imaginons que je suis une activiste anti-nucléaire et vous avez deux minutes pour me convaincre. Qu’est-ce que vous me diriez pour changer mon avis ?
En deux minutes ? Je ne suis pas capable de vous convaincre en si peu de temps. L’anti-nucléarisme est quelque chose de très affectif. Ce n’est pas une conviction qui démarre avec l’examen des faits. C’est d’abord un sentiment. Et il y a des notions qui ont une charge émotionnelle forte quand on parle de nucléaire. Ces deux notions sont celle des déchets et les accidents.
Ce sentiment s’appelle la peur. Il y a des dangers réels, le problème des déchets n’est toujours pas résolu….
Techniquement, il est facile à résoudre. Quand on regarde la quantité de déchets ennuyeux, ceux qui ont une haute activité radioactive et une longue durée de vie, et qui demandent donc des grandes précautions derrière pour leur stockage, il n’y en a pas énormément. Si on prend ce que le parc français en a produit en 40 ans, ça tient dans un gymnase. Techniquement, c’est très facile. Il suffit de les mettre dans un grand trou à 400 mètres sous terre et le problème est réglé. Il se trouve que la nature a testé cela pour nous il y a deux milliards d’années. A ce moment-là, la nature a fait fonctionner spontanément des réacteurs nucléaires au Gabon (à Oklo), où la fission a démarré naturellement. Les déchets qui ont été produits ont été confinés par la roche qui entourait le gisement d’uranium. Ils sont restés au même endroit. Ils n’étaient même pas à 400 mètres sous terre. Ils étaient moins profonds et ils n’ont pas bougé.
Et les accidents comme Tchernobyl et Fukushima ?
Il faut savoir que les particules fines liées aux centrales à charbon allemandes tuent chaque année beaucoup plus de gens que Tchernobyl, beaucoup plus de gens. Donc, si on est préoccupé par la santé des gens, c’est très clair, on garde les centrales nucléaires même au risque qu’il y ait un accident, et on ferme tout de suite les centrales à charbon.
Si on veut décarboniser tout, du transport au bâtiment, vous avez calculé une augmentation du besoin d’énergie de 20% pour la France. Est-il possible de le satisfaire d’une manière propre et sûre ?
[NDR : je ne sais pas à quel « calcul » la question faisait référence – voire si j’ai effectivement publié un calcul en ce sens, mais j’ai laissé la question dans son jus]. Non, rien n’est jamais propre. En fait, utiliser de l’énergie, c’est par définition changer quelque chose. Et à ce moment, on a évidemment le bénéfice qu’on veut avoir. Mais, en même temps, il y a toujours des conséquences non désirées. Et donc, toutes les énergies ont des inconvénients. Absolument toutes. Et quand on se pose la question de passer d’une énergie à une autre, la question est de choisir l’inconvénient qui nous semble le plus acceptable. Ces inconvénients sont toujours proportionnels à la quantité d’énergie mise en jeu. Donc, il y a des énergies qui ont très peu d’inconvénients quand on s’en sert très peu. Et puis, quand on se met à s’en servir massivement, à satisfaire les besoins d’un milliard d’Occidentaux, les inconvénients deviennent très importants. Soyons clair : Il n’existe pas d’énergie qui soit propre.
Quels sont les grands inconvénients des énergies renouvelables ?
Elles ont besoin d’énormément d’espace. Par exemple, il faut 1000 fois plus d’espace avec du solaire qu’avec du nucléaire pour produire la même électricité. En France, on commence à couper de la forêt pour installer des panneaux solaires, ce qui est complètement idiot. Pour illustrer ce besoin d’espace, imaginons que la France n’utilise plus de pétrole, ni de charbon, ni de gaz, ni de nucléaire, et n’ait que des éoliennes pour assurer sa consommation d’énergie. Il faudrait alors quadriller le pays avec une éolienne tous les kilomètres : dans le sens Nord-Sud et dans le sens Est-Ouest. Ce n’est pas très vert à mes yeux. On peut aussi regarder les métaux : Il faut par exemple 50 fois plus de cuivre pour faire de l’électricité avec des panneaux solaires qu’avec du nucléaire. En ce qui concerne la biodiversité, la revue scientifique Nature a publié un article disant que les atteintes à la biodiversité liées à l’extraction minière pour avoir tous les métaux qui permettent de faire les éoliennes et les panneaux solaires peuvent être du même ordre que la protection de la biodiversité liée à la limitation des émissions de CO2 grâce aux énergies renouvelables. Et je n’ai pas encore mentionné le stockage de l’énergie.
Que nous n’arrivons toujours pas à stocker….
Si, en remontant de l’eau en altitude. J’ai fait un petit calcul sur le dispositif de stockage qu’il faudrait mettre en place pour être capable de stocker deux semaines de consommation d’électricité en Allemagne. Comme il n’y pas beaucoup de montagnes, j’ai imaginé de faire une espèce de château d’eau en béton le long de la côte. Il faudrait un réservoir qui fasse 100 mètres de large, 150 mètres de haut, et qui demanderait un grand mur en béton tout le long de la côte allemande, et ce uniquement pour stocker deux semaines d’électricité !
Comment arriver à une neutralité jusqu’en 2050 ?
Pour commencer, il n’y a pas de solution du bon ordre de grandeur pour remplacer en 30 ans la totalité des combustibles fossiles actuellement utilisés par des renouvelables et du nucléaire. On ne peut pas arriver à les développer suffisamment vite pour que ça remplace tout le reste. Il va donc falloir faire de grosses économies d’énergie. En Allemagne, les économies d’énergie qu’on arrive à discuter concernent le logement. Mais en ce qui concerne la mobilité – la voiture – et l’industrie, c’est plus dur ! Dans l’industrie, cela fait très longtemps qu’on cherche à faire des économies, et les procédés sont devenus assez efficaces. Pour atteindre la neutralité, il faut baisser la production. Il faut faire moins d’acier, moins de ciment, moins de produits chimiques, des voitures moins lourdes, moins de voitures. Je ne pense pas que les industriels allemands aujourd’hui aient très envie d’entendre cela.
Aussi peu envie que l’industrie de voiture…
La voiture est profondément ancrée dans la culture allemande. Mais il faut faire des plus petites voitures qui roulent moins vite. Et ce n’est pas une bonne chose de ne pas accepter une limitation de vitesse sur les autoroutes.
Le futur gouvernement allemand compte quand même d’arrêter le charbon en 2030, huit ans plus tôt que prévu. Est-ce réaliste ?
Je ne vois pas comment cela pourrait être possible, à moins d’un report massif sur le gaz. L’Allemagne risque d’avoir des vrais problèmes sur la fiabilité de l’approvisionnement électrique. Je ne sais pas ce qui va se passer dans 5 ans, si la Belgique abandonne ses capacités pilotables, et que l’Allemagne ferme une partie des centrales à charbon. Il ne restera que deux options : Soit l’Allemagne garde ces centrales à charbon, ce qu’il va affaiblir sa position de manière très forte dans les discussions au sein de l’Europe. Soit elle construit rapidement des centrales à gaz et s’approvisionne en gaz russe, mais n’atteint pas la neutralité. A mon avis, il va se passer tout sauf la sortie du charbon tranquille.
Si l’Allemagne décidait aujourd’hui de faire marche en arrière et d’ouvrir des centrales nucléaires, serait-ce trop tard pour arriver à une neutralité carbone en 2050 ?
Je pense que même avec nucléaire, ça va être extrêmement difficile d’arriver à la neutralité en 2050 (et sans encore plus). On s’est donné cela comme objectif, mais on ne fait pas assez pour y arriver, ni en France, ni en Allemagne, nulle part. D’une certaine manière, il est beaucoup trop tard pour tout le monde.
Qu’est-ce que vous vous attendez de Glasgow ?
Rien.
Réponse courte et claire. Pourquoi êtes-vous si pessimiste ?
Si vous regardez le passé, vous réalisez que les COP n’ont rien changé dans le monde réel. Après l’entrée en vigueur de la convention climat, les émissions ont continué à croître exactement comme avant. Aucune inflexion. Les Nations Unies ne font que prendre acte de ce que les pays sont déjà prêts à faire, et pour le moment ils ne sont pas prêts à entraver leur économie au nom du climat.
La France souhaite que le nucléaire soit reconnu comme énergie verte à Bruxelles. Ça serait une bonne décision ?
Bien sûr que ça serait une bonne décision, puisque ça va être extrêmement difficile d’arriver à la neutralité en 2050. Si on refuse le nucléaire, cela rendra la tâche encore plus proche de l’impossible. Parce que le nucléaire dans un réseau électrique, c’est compact, c’est dense, c’est pilotable, c’est puissant, donc ça n’oblige pas à changer le réseau. En Allemagne, et ailleurs, il faut rajouter des lignes pour accueillir éoliennes, panneaux et méthaniseurs. Avec les énergies renouvelables, on prend un pari, mais on n’est pas du tout sûr d’avoir à l’arrivée un approvisionnement électrique abondant et stable. Nous devons en même temps faire des économies d’énergies en ce qui concerne les transports, le chauffage, le bâtiment, l’industrie et l’agriculture. Cela fait beaucoup de défis à la fois. Si nous sortons en même temps du nucléaire, ça sera encore plus compliqué.
Quel est le message de votre BD ?
La première chose à faire, c’est déjà de bien comprendre le problème qui est en face de nous, et c’est cela le but de cette réalisation. Cette BD est largement inspirée du cours que je fais à Mines ParisTech, mais dans une version qui est accessible à n’importe qui. Déjà, les vidéos de mon cours sont presque accessibles à n’importe qui. Et là, c’est la même chose, mais en images. Pourquoi est-ce que c’est très important ? Parce que les gens n’aiment pas que l’on les force. Ils ont envie de faire ce qu’ils veulent. Mais quand ils comprennent la situation, alors ils auront plus souvent envie de faire du vélo, acheter moins de vêtements et manger moins de viande. Décider par soi-même débouche sur une motivation bien plus grande ensuite.
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’interview, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Production nucléaire en Allemagne, en TWh (milliards de kWh) électriques. La baisse démarre de 2006 à 2007, et pas du tout en 2011. C’est la conséquence du plan Schroeder, sur lequel Merkel a essayé de revenir juste avant que ne se produise l’accident de Fukushima.
Energie primaire utilisée en Allemagne depuis 1965 (données BP Statistical Review). On note, de façon intéressante, que les énergies fossiles ont commencé à baisser l’année qui précède le covid. Cela est en lien avec la variation de la production industrielle qui a aussi commencé à baisser en 2019 (graphique ci-dessous).
Valeur ajoutée industrielle en Allemagne depuis 1990 (données Banque Mondiale). On note, de manière intéressante, que la production industrielle allemande s’est mise à augmenter en même temps que l’essor du shale oil aux USA (qui a « réalimenté » l’Europe en pétrole), et culmine un an avant le covid (mais en même temps que l’approvisionnement pétrolier mondial). Il est trop tôt pour en tirer des conclusions définitives, évidemment, mais ces coïncidences existent.
Part de chaque énergie dans l’approvisionnement allemand depuis 1965 (calculs de l’auteur sur données BP Statistical Review). Il est notable que la baisse du charbon existe depuis le début de la série.