Interview parue dans Marianne du 29 mai au 4 juin 2020. J’ai publié ci-dessous le texte amendé que j’ai renvoyé au magazine (je crois que le texte publié est légèrement différent, mais sans grand contresens d’après ce que j’ai lu).
NB : le chapô est de la journaliste qui m’a interviewé et n’est pas soumis à relecture ; il reflète donc la seule opinion de la journaliste, comme d’usage en pareil cas.
Propos recueillis par Laurence Dequay
Polytechnicien franc tireur, consultant fondateur de Carbone 4, Jean-Marc Jancovici, à l’initiative du Shift Project, planche sur un plan de transformation de l’économie française qui ne mise pas sur une croissance, incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique.
Jean-Marc Jancovici, vous affirmez que nos sociétés doivent décroître, de gré ou de force. Parce que les réserves mondiales de pétrole – le sang des machines qui ont permis leur industrialisation, s’épuisent. Parce que nous devons diviser par quatre nos rejets de CO2 pour limiter le réchauffement de la planète. D’où tirez-vous ces certitudes, quand d’autres prospectivistes, tel l’américain Jérémy Rifkin misent sur une production d’énergie à partir d’hydrogène ? Parient sur la recherche, les sciences pour nous sortir de l’impasse climatique ?
Cela vient des règles de trois ! Cela fait un siècle et demi que le progrès technique est censé résoudre nos problèmes, mais en réalité il les déplace. Par exemple, pour satisfaire notre consommation d’énergie actuelle avec essentiellement du solaire et du vent, il faudrait une quantité de métaux, d’espace et de capitaux qui restera hors de portée.
Certes, le début de notre histoire énergétique a été très agréable. L’exploitation du charbon, du pétrole et du gaz a permis, grâce aux machines, de multiplier notre production – donc notre pouvoir d’achat – par 50 à 100, et de rassasier les populations de mégapoles. Las, nos désirs insatiables, nous ont conduits à rejeter dans l’atmosphère tant de CO2, gaz inerte, que la planète se réchauffe beaucoup trop vite. D’ici à 50 ans, selon la dernière étude de l’Académie nationale des sciences américaine, un tiers de l’humanité pourrait subir des températures aussi élevées qu’au Sahara. Un été caniculaire en pleine récession nous donnera un avant goût de la tenaille infernale qui nous attend…
D’où l’urgence à respecter les Accords de Paris.
Pour « tenir » la limite des 2°C, il faut que nos rejets de CO2 diminuent de 4% par an. Si l’efficacité énergétique reste limitée, et la décarbonation de l’énergie aussi, cela revient à diminuer nos achats à la même vitesse. Cela revient, au fond, à supporter une hausse des prix de 4% par an sans hausse de revenus. On peut assurément commencer par tondre les plus riches et les rentiers, mais ça ne suffira hélas pas à épargner les « modestes ». Si nous devrons décroître volontairement, cela doit être la contrepartie d’un projet où il y a aussi de l’espoir…
La pandémie du Covid-19 a stoppé l’activité de la moitié de la planète. En son genre, sanitaire, c’est un exercice inédit de décroissance contrainte! Nos émissions mondiales de CO2 ne reculeront en 2020 que de 8%. Quel maître à penser est le Coronavirus pour vous?
Cette pandémie me conforte dans la conviction que nos sociétés sont hyper efficientes… dans leur zone de confort. Qu’un virus et, demain, des accidents climatiques à répétition, s’abattent sur elles, les voilà disruptées. Au XIXème Siècle, les sociétés aux deux tiers paysannes, et peu dépendantes « d’ailleurs », étaient plus résilientes : l’épidémie actuelle se serait à peine vue. Pendant le confinement, en revanche, notre économie interconnectée et urbaine s’est mise à l’arrêt. Il serait donc sage de dégonfler nos grandes villes, trop dépendantes d’importations, afin de raccourcir les distances entre le champ et l’assiette.
Dans les motifs de satisfaction, on notera nécessairement que la population accepte des mesures douloureuses si la pédagogie du problème est faite avec une large place à la parole scientifique. Cette aptitude doit encourager nos gouvernants à articuler un langage de vérité et des décisions cohérentes sur les questions climatiques.
Vous participez, auprès du Premier Ministre au Haut Conseil pour le climat. Cette pandémie a-t-elle convaincu nos dirigeants que l’on ne peut pas repartir comme avant ? Ou sont-ils tétanisés par la crainte de perdre des millions d’emplois?
Pour le moment, ils ne donnent pas l’impression de penser que la « reprise à l’identique » est impossible. Bruno Le Maire a volé au secours d’Air France, sans poser de contreparties climat crédibles. Or, puisqu’il s’agit d’argent public, et que l’état a promis de décarboner, Bercy aurait du, en contrepartie, supprimer les vols intérieurs si le train permet un trajet en moins de 4h30, ce qui ne laisse que Paris Nice. Au niveau européen, le climat sera aussi « pour plus tard ». La Commission ne précise pas les efforts qu’elle imposera aux secteurs qui profiteront de la manne de son « Green deal ». Nos politiques imaginent sauver des emplois de manière pérenne ; en réalité, ils freinent les changements nécessaires sans avoir le courage d’expliquer à leurs concitoyens, qu’ils devront se passer de croissance. Le décalage se creuse entre une société civile souvent consciente des limites et des élus qui procrastinent.
90 grands patrons appellent tout de même le gouvernement à mettre l’écologie au coeur de son plan de relance…
C’est malheureusement une Nè pétition de principe, sans plan pour baisser les émissions de 4% par an. Nombre de PDG comprennent que nos ressources naturelles s’épuisent. De là à annoncer que leurs entreprises vont devoir réduire la voilure, produire moins, embaucher moins, il y a un pas de géant ! Les entreprises, Marianne inclus, sont des projets de conquête…
Comment on repart alors ? On taxe l’énergie carbonée ? On satisfait différemment nos besoins ? On s’attaque aux inégalités ?
C’est exactement à ces questions que « The Shift Project » tentera de répondre dans un « plan de transformation de l’économie française » qui permettra des décarboner sans miser sur la croissance.
Nous devons décarboner nos transports, l’industrie, l’agriculture, et l’usage des bâtiments. Inutile d’en rajouter dans l’électricité, où le nucléaire avait « fait le job » depuis longtemps. Mais avant d’engager des milliards d’investissements, il faut réfléchir, car nous n’avons pas le temps de faire 2 essais. Au « Shift Project », notre plan de transformation de l’économie française se déploie autour de deux lignes directrices: s’affranchir des combustibles fossiles… en proposant des jobs, peut-être moins payés, à tous nos actifs.
Secteur par secteur, nous regardons comment bâtir ces filières d’économie compatibles avec les limites de la planète. Il faut que nos objets soient réalisés dans des fabriques polyvalentes, avec une exigence de compétitivité moindre, et réparable chez nous. A ce compte là, « réindustrialiser » la France ne poserait pas de problème. Nos projets d’avenir sont pour le moment à rebours. Notre pays a-t-il avant tout besoin d’une 5G qui augmente les importations, l’empreinte carbone du système, et la consommation électrique ? Je ne crois pas.
Il faut remettre du monde et de l’environnement dans l’agriculture. Pour les transports, e soutenais en 2005 le principe de la taxe carbone. Mais en 2020, nous n’avons plus le temps d’utiliser uniquement la taxe – qui est un instrument « lent » – pour orienter les comportements des particuliers, la réglementation devra être l’axe structurant. La taxe carbone reste un outil pertinent pour réguler les échanges entre entreprises, qui elles anticipent leurs dépenses sur 20-30 ans.
En Europe, pour sauver le climat, vous enjoignez à faire sans l’Allemagne, et même à la contourner avec les pays scandinaves, l’Espagne, l’Italie. Justifiez cette offensive.
L’Allemagne est aujourd’hui un pays qui freine beaucoup sur la baisse des émissions. Par refus de l’atome, ils ont conservé leur dépendance au charbon et au gaz, alors que le nucléaire est le plus gros parachute ventral disponible pour amortir une part des gigantesques efforts qui seront demandés aux citoyens. L’Allemagne veut aussi garder son industrie lourde et ses constructeurs de grosses voitures.
L’Allemagne est un pays romantique, alors que nous avons besoin de pragmatisme, ce qui oblige, en 2020, à reclasser ses priorités. Nous pourrions partager une approche de décarbonation pragmatique avec les britanniques, les pays nordiques, certains pays de l’Est, et les pays d’Europe du sud. Nous n’avons plus de temps à perdre.