SGF : Quelle définition donnez-vous du développement durable ?
JMJ : Ma réponse sera sémantique : il s’agit de l’élimination de fait de tout ce qui n’est pas durable sur plus d’une ou deux générations ; en d’autres termes, il s’agit d’adopter une trajectoire qui ne conduise pas à des absurdités en quelques décennies, par exemple sur :
– la consommation des ressources fossiles ;
– les émissions de gaz carbonique ;
– l’évolution de l’environnement global et des paramètres significatifs du changement climatique.
En ce début de siècle, si on laisse les choses évoluer selon leur logique actuelle, on aboutirait avant la fin du siècle à une situation absurde qui, en fait, ne peut se produire car la prolongation tendancielle de certaines courbes est irréaliste :
– épuisement, avant un siècle, de presque toutes les réserves ultimes d’énergies fossiles, charbon compris ;
– effets rétroactifs sur le gaz carbonique avant cette échéance.
Il n’existe donc pas de définition normative du développement durable, ni de définition unique : on peut considérer qu’il existe une définition par individu. Considérons simplement que n’est pas durable simplement ce qui ne durera pas. Ce qui n’implique pas, bien au contraire, de ne rien faire pour infléchir les tendances.
SGF : Les trois piliers classiques du développement durable (économie, environnement, social) sont-ils pertinents pour aborder le développement durable ?
JMJ : Ces trois piliers sont une réalité, mais ils induisent des effets pervers très forts, en ce sens qu’il est facile de présenter comme « durable » n’importe quoi qui satisfasse simplement à l’un de ces piliers. Il n’y a d’ailleurs pas à tendre vers un consensus de principe sur le développement durable, mais seulement sur des arbitrages à mettre en place, des accords sur des objectifs pratiques : par exemple, que chaque français soit convaincu qu’il convient de ramener les émissions de gaz carbonique au quart de leur niveau actuel.
Revenons aux trois piliers, ils sont effectivement à prendre en compte, mais selon un certain ordre. En effet, l’environnement, qui obéit largement aux lois de la physique et de la chimie, représente une contrainte, un cadre imposé dans lequel nous nous situons et où l’on peut viser une optimisation économique et sociale, deux mots qui correspondent, en fait, à deux façons différentes de dire la même chose. Ainsi nos désirs, économiques et sociaux, s’expriment dans un cadre, l’environnement, qui nous est largement imposé et qui constitue notre limite d’action.
Sur ce point, l’exemple du projet de Constitution européenne est révélateur. Au lieu de confirmer le caractère imposé du cadre environnemental, donc les limites liées à notre planète même, on a proposé des objectifs de développement. Cette constitution ne s’inscrit donc pas dans le développement durable et, d’ailleurs, pour l’essentiel, elle synthétise le contenu des traités antérieurs successifs. Elle reprend, notamment, presque mot pour mot, les termes du traité de 1957, alors que la population mondiale a été multipliée par deux depuis. Pour les concepteurs de ce texte, la notion de ressources ultimes reste une abstraction (ils ignorent le travail des géologues). Ressources ultimes, environnement et réchauffement climatique devraient être mis en exergue dans ce texte comme une contrainte non négociable – ce qui est une réalité – et ce n’est pas le cas. La notion de marché sans entraves constitue une bonne réponse à une mauvaise question.
Sur le plan économique, par exemple, il existe deux voies de régulation, la réglementation et la redistribution. À l’échelle d’un État, il convient de conserver un levier d’action, soit la fiscalité, soit les droits de douane. Les droits intraeuropéens étant supprimés par la construction européenne, de même que les accords internationaux de l’OMC engendrent plutôt une limitation des droits perçus sur les importations en provenance d’ailleurs, il ne reste aux États que l’outil fiscal, avec bien sûr le « risque » (que les droits de douane permettent justement de corriger en partie) de créer des distorsions de concurrence pour les activités dont la zone de chalandise est internationale et le lieu de production sans contraintes géographiques fortes.
Si nous revenons au développement durable, celui-ci peut aussi conduire à remettre en question la pertinence de certains indicateurs macro-économiques classiques, au premier rang desquels le produit intérieur brut. Ce dernier est en effet un simple indicateur de flux, qui ne mesure en rien un état global de l’humanité. L’une de ses limitations fortes, en particulier, est qu’il ne permet pas de prendre en compte les impacts très différés dans le temps de ce que nous faisons aujourd’hui, même si ces impacts sont majeurs.
Au niveau des acteurs individuels, les démarches qualité (ISO, HQE) peuvent faciliter la prise de conscience des problèmes du développement durable. Toutefois, rien de sérieux ne se fait dans une entreprise ou une institution sans la nomination d’une personne identifiée, en charge du problème, et avec une autorité reconnue.
Pour que le gaz carbonique de l’atmosphère cesse d’augmenter, il faut au premier ordre diviser les émissions par deux. Et si l’on donne le même « droit à émettre » aux six milliards d’êtres humains, alors, il faut diviser les émissions d’un Français par quatre. La réduction des émissions mondiales de CO2 de 50% fait partie des critères non négociables. La division par quatre en France est, ou non, un objectif selon que l’on donne accès ou non, à chacun, au même niveau de consommation énergétique. À long terme, on sait qu’on ne pourra pas faire rentrer dans l’atmosphère plus de gaz carbonique qu’il n’en sort (la quantité de CO2 dans l’air ne peut pas augmenter indéfiniment). Tout plan ignorant cette contrainte sera voué à l’échec car il s’agit d’une contrainte physique à laquelle on ne peut échapper. Concrètement, cela revient à gérer autrement et sur la longue durée les réserves ultimes de combustibles fossiles et le stock de forêts susceptibles d’être défrichées.
SGF : Comment sensibiliser la société sur cette question clef du développement durable ?
JMJ : Depuis des années, je donne une conférence par semaine, à laquelle assistent, en moyenne, une centaine de personnes. Cela représente donc quelques milliers de personnes par an, ce qui est ridicule en regard des millions que touche quotidiennement la télévision. Sensibiliser la société requiert donc de passer par les médias de masse, donc pas seulement France Culture et Arte.
Par ailleurs, ce n’est pas l’élu qu’il s’agit de convaincre mais l’électeur. Car le plus souvent l’électorat (et souvent les mêmes électeurs) adressent des demandes parfaitement antagonistes à l’élu, ou considèrent que leur liberté ne doit pas être atteinte et que l’élu est là pour rattraper ensuite les effets indésirables de l’usage de la liberté.
Au citoyen, il faut donc donner des repères pour débattre et éventuellement modifier son vote. Dans ce contexte les scientifiques sont indispensables pour éclairer le débat et fournir les données de cadrage, à condition d’être accompagnés par les journalistes pour médiatiser ces informations. Malheureusement, le citoyen ne dispose pas facilement de ces données de cadrage, préalablement aux débats sur ce qu’il convient de faire, et on ne confronte jamais les proposants politiques aux experts qui pourraient indiquer si la vision de l’avenir est compatible avec les contraintes connues ou pas. Jamais on ne verra Pierre-René Bauquis en face de François Hollande, pour prendre un exemple.
Mais revenons à la fréquentation des conférences que je donne hebdomadairement. Les auditeurs se répartissent statistiquement comme suit :
– 50% de professionnels (cadres ou dirigeants d’entreprises, ingénieurs, chambres consulaires) ;
– 25% d’enseignants et d’étudiants ou lycéens ;
– 10% de grand public ;
– 5% issus de la fonction publique, hors enseignants : militaires, collectivités, etc.
J’explique la dominance des milieux professionnels par le fait qu’ils sont habitués à raisonner technique et marché, qu’ils sont familiers avec les chiffres et qu’ils disposent d’éléments de sociologie. En outre ils acceptent facilement de réfléchir à 10-20 ans. Même si la diffusion de l’information y reste encore très insuffisante, c’est de loin le milieu ou la vulgarisation et le dialogue sont les plus faciles. Mais ils ne sont pas nécessairement capables d’en répercuter les résultats sur le citoyen car ce n’est pas leur rôle. Il y a une marge entre la compréhension et l’action. Et pourtant, il y a vingt à trente millions de personnes au travail et huit millions dans le système éducatif, et donc la possibilité de faire passer les messages au plus grand nombre et de commencer à agir, au moins dans la sphère professionnelle.
Dans le même esprit, je rencontre une fois par mois un public de chefs d’entreprise, très réceptif, notamment, au problème de l’augmentation difficilement évitable à long terme du prix des combustibles. Ce public a ses caractéristiques propres puisqu’il est nommé, et non pas élu, par les salariés, et qu’il doit diriger la bonne marche de l’entreprise. Dans ce cadre économique, la tendance est à suivre des instructions.
Les milieux politiques et les médias sont très faiblement présents dans mes conférences hebdomadaires. Il en est de même des associations de défense de l’environnement, historiquement très focalisées sur la lutte contre le nucléaire dès qu’il est question d’énergie, et qui maintenant ont du mal à se « reconvertir » vers la lutte contre le changement climatique où le nucléaire représenterait plutôt un morceau de la solution (pression de leur clientèle). Mes échanges avec de nombreux militants dits écologistes m’ont en outre fait découvrir, avec une certaine forme de surprise, qu’ils ne disposent généralement pas d’une information plus exhaustive et fiable que le citoyen « normal », ce qui peut expliquer les débats manichéens parfois observés autour de l’environnement.
Autre public touché, dans un autre cadre, celui de l’ADEME, organisme pour lequel je travaille régulièrement, ce qui m’a permis de mettre au point une méthode d’inventaire des gaz à effet de serre (le Bilan Carbone) qui est maintenant diffusée par l’ADEME à des ingénieurs et techniciens travaillant dans des organismes de conseil ou des entreprises intéressées. Les travaux autour de cette méthode (développement, formation, mise en uvre) occupent l’essentiel de mon activité professionnelle. .
Par rapport au développement durable, l’intérêt d’aborder la question en s’appuyant sur l’énergie a l’avantage de permettre de se rattacher à des évolutions chiffrables. Il s’agit, en effet, d’un domaine où il est relativement aisé de caractériser les options qui ne passeront pas, alors que c’est plus difficile pour d’autres paramètres comme l’eau ou la biodiversité.
SGF : En guise de conclusion à cet entretien, quelques recommandations proposeriez-vous ?
JMJ : Ces recommandations dérivent directement de mes commentaires précédents. Première priorité, toucher le grand public, dans son ensemble et dans sa diversité, pour qu’il prenne conscience, au niveau individuel, où sont les seuils désormais à peu près identifiés qui vont s’opposer à ce que nous continuions à consommer comme aujourd’hui. La population mondiale croît et la consommation énergétique aussi. Aucune source fossile ne permettra durablement d’y faire face et le développement des sources renouvelables maîtrisées ne couvrira qu’une partie relativement modeste des usages actuels, pour des raisons spécifique à chaque type d’énergie. Il est donc impératif de réduire la consommation. La sensibilisation du grand public passe par un accès aux grands médias afin qu’ils relaient régulièrement le message, sous diverses formes. Les scientifiques ont aussi un rôle important de cadrage à jouer, avec l’appui des médiateurs journalistes.
Deuxième grande recommandation : mettre les acteurs politiques et économiques sur la même longueur d’onde quant à la nécessité de réduire la consommation énergétique, notamment dans le domaine des transports et du bâtiment. La séquestration du carbone pourra jouer à la marge mais ne constitue pas une alternative d’ampleur suffisante.
Il n’est peut-être pas enthousiasmant d’afficher un objectif de moindre consommation énergétique alors que nous avons toujours pensé que la croissance du bonheur allait de pair avec la croissance de la consommation d’énergie en particulier et de biens matériels en général. Saurons nous changer notre manière de voir l’avenir et infléchir volontairement notre trajectoire avant que l’inéluctable processus de la régulation dans un monde fini ne se charge de nous rappeler à l’ordre, peut-être bien plus durement ?