Propos recueillis par Guillaume Malaurie et Sophie Fay
Le Nouvel Observateur. – Dans votre nouvel essai, vous en appelez à un volontarisme churchillien pour faire face au «big bang» que provoquera l’épuisement des énergies fossiles et au changement climatique. Vous dénoncez avec virulence les journalistes et les politiques incompétents !
Jean-Marc Jancovici. – Si nous y allons au canon, c’est parce qu’il faut se faire entendre. Nous n’avons plus le temps d’attendre ! L’échéance de la mutation énergétique n’est pas à l’horizon du demi-siècle ! Dans les trois à cinq ans à venir, il faut que nous soyons en ordre de bataille. Sortant de soixante ans de paix et de croissance économique (sauf rares accidents), nous ne réalisons pas à quel point notre système socio-économique est menacé par l’inaction. Sans dessein et sans un minimum de volontarisme partagé, nos institutions ne résisteront pas aux menaces à venir.
N.O.-Vous laissez entendre, sans le prouver, que la dépression économique trouverait son origine dans la raréfaction des énergies fossiles…
J.-M. Jancovici. – Depuis 1970, la chronologie est troublante : chaque forte hausse du prix du pétrole a été suivie d’une récession [NDR : voir graphique sur cette page]. La crise récente a été précédée par six ans de hausse quasi ininterrompue, ce qui a progressivement freiné toute l’économie. C’est normal, l’énergie est par définition l’unité de transformation du monde : sa hausse rapide freine les transformations physiques, et donc l’économie. Les entreprises et les ménages ont alors de plus en plus de mal à rembourser leurs crédits. De surcroît, les banquiers ont amplifié le problème en titrisant les encours de prêts, ce qui a permis de repousser la crise en prêtant plus longtemps, mais au prix d’une explosion plus violente à terme. Sans modifications structurelles, notamment sur l’énergie, à coup sûr tout se reproduira, en pire. Que ceux qui se réjouissent aujourd’hui de la baisse du prix de l’or noir se souviennent qu’elle survient le plus souvent en période de récession…
N. O. – Si cette crise est une crise de ressources, le plan de relance défini par le gouvernement est-il adapté ?
J.-M. Jancovici. – Cet assemblage de demi-mesures n’est pas à la hauteur du mur qui va se dresser devant nous. En lieu et place d’un plan fourre-tout avec un peu d’aides à la voiture, quelques autoroutes supplémentaires et un accès à la propriété plus aisé dans des banlieues éloignées, il nous faudrait une relance massive pour financer la transition vers une économie «décarbonée». Ce ne sont pas 2%, mais 50% du PIB actuel qui devraient être réorientés dans ce but ! La Banque centrale européenne pourrait très bien fournir les milliards d’euros qui font défaut en faisant marcher un peu la planche à billets : l’inflation éventuelle sera moins douloureuse que le chaos. Cela dit, la législation qui incite à la rénovation thermique des bâtiments, que l’on souhaiterait obligatoire et non pas seulement optionnelle, va dans le bon sens. Tout comme la réaffirmation des objectifs européens du «paquet énergie-climat» sous la présidence française.
N. O. – «Trois ans pour sauver le monde» écrivez-vous. Le compte à rebours a-t-il commencé ?
J.-M. Jancovici. – Ce que nous allons faire pendant les trois ans qui viennent sera crucial pour le maintien d’un monde en paix. Les experts pétroliers affirment aujourd’hui que l’offre a atteint un maximum (ou le sera prochainement) et les compagnies pétrolières sont les seules à savoir combien le sous-sol renferme de pétrole : nous ferions bien de les écouter. Christophe de Margerie, le PDG de Total, multiplie les déclarations sur un plafonnement de la production d’ici à 2015 sous les 95 millions de barils par jour. Shell considère que le scénario «continuer sans rien changer» conduit à une situation ingérable avant 2020. Et pourquoi croyez-vous que le patron d’Exxon se dise favorable à la taxe carbone ? Le pic de production a d’ailleurs déjà été atteint et dépassé par nombre de pays (Etats-Unis, Venezuela, Indonésie, Russie, Mexique…) et en mer du Nord. L’Arabie Saoudite, tout premier producteur mondial, vit peut-être le sien actuellement. Quant aux découvertes au large du Brésil, en Alaska ou ailleurs, elles sont dérisoires au regard de ce que nous consommons chaque jour. Nous ne pourrons pas tout faire en trois ans, mais il est impératif de définir très vite une stratégie claire pour piloter le changement.
N. O.-La méthode que vous suggérez est radicale : augmenter la fiscalité de toute la gamme des énergies fossiles (essence, fuel, gaz…)
J.-M. Jancovici. -Oui, en baissant d’autres impôts si nécessaire. Le risque, si on ne fait rien, est bien plus élevé. On en voit les prémices aux Etats-Unis : retour de flamme de la vie à crédit, désorganisation industrielle… Et dire que pour le moment nous n’avons pas encore commencé à payer la facture du changement climatique, qui se présentera avec quelques dizaines d’années de retard. A défaut de changer de modèle, on risque le retour au Moyen Age. Nous ne nous en sortirons pas en installant des éoliennes et quelques panneaux solaires. On peut certes progressivement améliorer l’offre d’énergie : nucléaire de quatrième génération, stockage du CO2 pour les centrales à charbon, biomasse et hydroélectricité et, à très long terme, solaire à concentration… Mais la mère des batailles se joue sur le terrain de la consommation, à commencer par les bâtiments et le transport, qui absorbent 70% de l’énergie consommée en France. Là, il faut se mettre au régime et donner un signal fort, avec une taxe carbone que l’on augmente peu à peu, de manière prévisible, afin d’inciter les gens à adapter leur comportement. Il faut par ailleurs de l’argent pour former les artisans à la rénovation thermique ou aider les familles qui devront migrer sur le territoire, en quittant les zones périurbaines pour aller vers les campagnes ou des villes denses repensées. Un chantier colossal !
N. O. – Vous pronostiquez la fin de la civilisation pavillonnaire périurbaine et préconisez le transfert d’un million d’emplois vers l’agriculture et la ruralité. Ca fait un peu plan soviétique, non ?
J.-M. Jancovici. – Tout dépend des délais et des modalités ! L’étalement périurbain est condamné à la ruine sous sa forme actuelle. L’automobile accessible à tous et la ter – tiarisation des emplois (marque des pays riches, gros consommateurs d’énergie) ont permis cet écartèlement géographique entre domicile, hypermarché et travail. Avec une énergie raréfiée et/ou hors de prix, c’est le chaos garanti. En revanche, l’agriculture de demain aura besoin de plus de bras dans un monde moins énergivore.
N. O. – Vous décrivez un modèle en décroissance, une sorte de régression au regard des standards de vie auxquels nous sommes habitués.
J.-M. Jancovici. – Rassurez-vous, il est peu probable que l’on revienne sur les acquis technologiques, comme ceux par exemple qui facilitent les communications. Simplement, nous devrons abandonner l’idée d’acheter de plus en plus d’objets toujours plus périssables, voitures et téléphones compris. Pour le reste, en quoi vivre en démocratie et en paix, dans un logement isolé, avec un emploi axé sur la baisse de la consommation de ressources, en mangeant plus de poulet et moins de bœuf relève-t-il d’une régression majeure ? Ce qui est sûr, c’est qu’il faut corriger le sacro-saint produit intérieur brut (PIB), supposé mesurer le progrès ou le déclin, en déduisant de la création de richesses «artificielles» les ressources naturelles – énergie, minerais, poisson… – consommées à cet effet. Si on calculait ainsi notre PIB, nous verrions sans doute que nous sommes en décroissance depuis déjà longtemps.
N. O. – Et comment créer des emplois pour tous ?
J.-M. Jancovici. – On peut créer de l’emploi même sans croissance : il suffit que la productivité baisse. C’est inacceptable dans un monde infini, que nous croyons être le nôtre, mais c’est acceptable dans un monde fini, dès lors que l’on a un projet, une vision. Si on continue à se donner comme seul objectif la hausse du pouvoir d’achat, on va droit dans le mur : nous n’aurons pas la hausse espérée pour des raisons de limites physiques, mais en plus nous aurons le chaos social. Faire croire que 5 milliards d’individus vont pouvoir vivre comme les classes moyennes occidentales aujourd’hui, c’est se raconter des fables. La taxe carbone peut aider à gérer de manière équitable et solidaire cette mutation. Plus vite on la met en place, moins dangereux sera notre avenir.