NB : ce texte est celui de l’entretien complet que j’avais validé, et qui a été publié sur le site du Nouvel Observateur. Une version plus courte, que je n’ai pas relue, a été publié dans le magazine papier. Je ne me sens donc pas tenu par cette dernière, comme d’habitude…
Propos recueillis par Guillaume Malaurie
Membre du Comité de veille de la Fondation Hulot, Jean-Marc Jancovici est un de ces écologistes convaincu que la guerre engagée contre le réchauffement ne peut pas se passer des centrales atomiques. Cet expert des problèmes d’énergie fait enrager les militants anti nucléaires. Il persiste, argumente et signe.
L’Obs : Dans votre livre « Le changement climatique expliqué à ma fille », vous expliquiez que si nous ne laissions à la génération de nos enfants que des déchets nucléaires en héritage, ce serait une bonne nouvelle. Vous qui êtes un des artisans de la « taxe carbone » à la française, qui refusez l’usage du portable et évitez l’avion pour limiter les émissions de CO2, vous persistez et signez ?
JMJ : Entendons nous bien : le nucléaire, c’est 2 pages sur 100 dans mon livre ! Mais sur ce point, je persiste et je signe, parce que la menace que fait peser sur nos têtes l’usage des combustibles fossile est telle qu’il faut faire feu de tout bois pour la diminuer aussi vite que possible. Si la gestion des déchets nucléaires est le seul souci que je laisse à ma fille, ça serait même Alice au Pays au Pays des Merveilles. Vous connaissez le réacteur naturel d’Oklo au Gabon ? Dans ce site très riche en uranium, une réaction en chaîne s’est produite il y a 2 milliards d’années, sans la moindre intervention humaine, suite à une infiltration d’eau dans l’uranium du sol. Depuis, les déchets radioactifs sont restés enfouis dans le sous sol, n’ont pas bougé, et n’ont jamais explosé ni contaminé l’environnement. Il faut en finir avec notre focalisation sur des problèmes relativement banals qui font négliger les véritables périls.
L’Obs : C’est à dire ?
JMJ : L’ordre de grandeur des déchets nucléaires [produits par an en France, NDR], c’est 200 tonnes par an, à comparer à cent mille tonnes de phytosanitaires dispersés dans l’environnement, dont certains sont presque aussi toxiques que les déchets nucléaires. La probabilité que les déchets radioactifs, une fois enfouis, suppriment trente ans d’espérance de vie à la génération de mes petits enfants est nulle. En revanche, ce risque est loin d’être négligeable si l’on énumère l’avalanche des désastres qui nous guettent du fait des contraintes sur l’énergie et le climat. Nous avons encore 2 ans pour éviter les risques de récession massive que nous courrons à cause du pic de production de pétrole à venir, et pas beaucoup plus pour éviter des basculements mortifères à plus long terme du système climatique.
L’Obs : Vous écartez tout de même un peu vite le risque d’un accident grave. Après Tchernobyl, le nombre officiel de morts en Russie et en Ukraine – 4000 – aurait été largement sous estimé. Ce serait même cinquante fois selon une enquête sanitaire de 2006.
JMJ : Nous touchons ici un point délicat : personne n’aime que l’on s’amuse avec les morts. Mais sans aller regarder dans le détail qui a dit quoi il est très difficile d’avoir un jugement argumenté. A ce stade, je n’ai jamais vu passer une étude épidémiologique probante qui permette de fixer un chiffre, mis à part les 50 ouvriers qui sont morts d’irradiation aiguë dans les heures ou jours qui ont suivi l’accident, et les 4000 enfants qui ont développé un cancer à la thyroïde, au sein desquels environ 10% en mourront. C’est donc un accident tragique, mais sans commune mesure avec le charbon qui, entre mines et pollution, tue de l’ordre de 100.000 personnes par an dans le monde sans déclencher autant d’émoi dans notre pays !
L’Obs : La question essentielle que vous posez c’est que face au déclin du pétrole, le charbon sera d’avantage encore sollicité pour répondre à la consommation électrique. Or l’impact de ce combustible est désastreux en terme d’émissions de CO2 alors que les centrales nucléaires sont très faiblement émettrices.
JMJ : Le cœur de mon raisonnement, c’est que si j’apprends que j’ai un cancer et que je dois perdre mes cheveux pendant un an pour en guérir, alors oui, je souscris à ce traitement. Le nucléaire fait partie du traitement de l’effet de serre parce qu’il émet peu de CO2. Les centrales à charbon, elles, engendrent 20% des émissions mondiales de ce gaz. C’est plus que tous les transports réunis : voitures, camions, train, bateaux et avions. Le nucléaire n’est certainement pas toute « la » solution. Mais il est l’un des éléments de la solution face aux énergies fossiles. Or nous sommes aujourd’hui dans une course contre la montre où les alternatives sérieuses au pétrole, gaz et charbon, tant du point de vue de l’épuisement des gisements que du réchauffement, ne sont pas si nombreuses. D’ailleurs regardez bien les pays qui n’ont pas de nucléaire ou qui ont arrêté leur programme atomique, il recourent souvent au charbon. C’est vrai aux Etats-Unis, vrai au Danemark et vrai aussi en Allemagne, où Joschka Fischer, ancien Ministre Vert des Affaires étrangères, n’hésitait pas à appeler de ses vœux la construction de plusieurs nouvelles centrales à charbon.
L’Obs : Et pourquoi ?
JMJ : Parce que c’est la solution préférée de l’actionnaire ! Le nucléaire, en coût d’installation, c’est 3000 € du kilowatt. Le charbon, c’est entre 1000 et 1500 €, et le gaz, c’est encore moins cher : 500 € (mais le charbon est moins cher par kWh). Le vrai concurrent du nucléaire, c’est le charbon et le gaz. Pas les éoliennes. J’ajoute que la libéralisation de l’énergie en Europe, qui incite à confier la production d’électricité à des sociétés privées, accélère la fuite en avant vers les énergies fossiles. C’est plus simple et moins risqué pour elles – et pour leurs banques – d’immobiliser des capitaux sur seulement trois ou quatre ans, le délai de construction d’une centrale à charbon, voir même deux ans s’il s’agit d’une centrale à gaz, que pendant les huit années nécessaires à la mise en œuvre d’une centrale nucléaire. D’autant que l’opinion ne réagit pas de la même manière. Quand c’est une centrale thermique qu’on annonce au public, c’est un débat local. Si c’est du nucléaire, c’est une affaire nationale qui peut même se conclure par l’annulation du projet.
L’Obs : Une opinion mal informée et la quête du profit immédiat, ce seraient les deux raisons du ralentissement voir de l’arrêt des grands programmes nucléaires dans le monde depuis une vingtaine d’années ?
JMJ : Le meilleur ennemi du nucléaire, ce n’est pas Greenpeace, c’est la libéralisation du marché. Je prends un autre exemple : un tiers du prix du kWh nucléaire, c’est la maintenance. Il faut savoir que du début de son exploitation jusqu’à sa fermeture, quasiment tous les éléments d’un site nucléaire seront changés, sauf la cuve centrale. La standardisation des réacteurs – et donc des pièces de rechange – construits par Edf a permis à la France de produire un kWh d’origine nucléaire bien moins cher qu’aux Etats-Unis, où les modèles concurrents sont différents. Ce que je crois, c’est que si l’on souhaite que le Nucléaire puisse jouer un rôle significatif et prendre toute sa part à la diminution des gaz à effet de serre, il faudra bien en arriver à une renationalisation, d’une manière ou d’une autre, des producteurs d’énergie. Incidemment, je pense que le traité de Lisbonne permet de rouvrir ce débat.
L’Obs : Malgré des estimations du démantèlement des vieilles centrales très largement sous-estimés, malgré aussi les surcoûts considérables que l’on peut observer sur le chantier de l’EPR finlandais construit par Areva, vous n’avez aucun doute ?
JMJ : Non, si j’en reste à une analyse dépassionnée. Le prix du KWh nucléaire, c’est entre 2,5 et 4 centimes. Maintenant voyons les concurrents fossiles. Le gaz, c’est aujourd’hui 3 à 4 centimes environ, mais les gisements de la Mer du Nord seront à leur pic de production en 2015. Et pour le Gaz russe, le plafond serait atteint entre 2010 et 2020. Et comme le prix du gaz représente de 60 à 70% du prix du kWh, les tarifs risquent de s’envoler dans la décennie qui vient.
L’Obs : Reste le charbon qui n’est pas menacé, loin s’en faut, d’épuisement à court terme…
JMJ : Oui, mais comme il sera je l’espère taxé d’une manière ou d’une autre par une taxe carbone qui montera à 100 € la tonne de CO2, les 4 centimes le KWh deviennent 14 centimes. Et le nucléaire serait alors 4 fois plus compétitif ! En outre, le pic de production du charbon n’est pas si éloigné que cela : on parle de 2050 au niveau mondial…
L’Obs : Dans votre analyse, les énergies renouvelables n’ont pas la cote. Pourtant la Suède qui produit déjà 40% de son électricité grâce aux barrages, aux éoliennes et la biomasse, vise 49% de renouvelable en 2020 et assure pouvoir se passer de pétrole et de charbon dans les quinze prochaines années sans augmenter son parc nucléaire…
JMJ : C’est exact. Mais les suédois sont seulement 5 millions d’habitants [NDR : toutes mes excuses aux suédois, dont j’ai divisé la population par 2, alors qu’ils sont 9 millions (ce sont les finlandais, les danois et les norvégiens qui sont chacuns 5 millions, pas de chance). Toutefois cela ne change pas beaucoup le reste du raisonnement] avec sur un territoire aussi vaste que la France, et ils disposent de ressources hydroélectriques et de biomasse considérables. Reste qu’il est clair que si le nucléaire peut beaucoup, il ne peut certainement pas tout. Les énergies renouvelables : biomasse, solaire à concentration et hydroélectricité en tête, seront de plus en plus d’un précieux recours, mais nous parlons là de 2040 ou 2050 si nous voulons parler de quelque chose de significatif. Dans l’immédiat, le principal levier pour desserrer l’étau de la « contrainte carbone », c’est d’abord et avant tout un investissement massif dans la réduction de notre consommation, ensuite la capture et la séquestration de CO2 pour le charbon restant, et l’énergie nucléaire.
L’Obs : Vous pensez aux centrales de 4° Génération, mais celles-ci ne seraient opérationnelles au mieux que dans quarante ans. D’ici là, la question du réchauffement sera déjà jouée.
JMJ : C’est bien pour cela qu’il faut commencer par des économies massives ! A plus long terme, peut-on se priver d’une technologie qui avec le même uranium promet de faire passer le rendement de 1 à 200 ? Et puis une partie du délai est affaire de volonté, et d’urgence énergétique. Le délai pour développer cette génération peut alors très bien passer de 40 à 25 ans, voire moins. Dans ce contexte, la France n’a pas fini de se mordre les doigts d’avoir fermé le prototype Superphénix.