Propos recueillis par Sylvestre Huet.
Libération : Pour stabiliser la teneur de l’air en gaz à effet de serre, il faudrait que les pays industrialisés divisent par quatre, en quelques décennies, leurs émissions de gaz carbonique. Concrètement, qu’est-ce que cela donnerait ?
JMJ : Fini les vacances aux Antilles en avion, le Paris-Dakar, les courses de Formule 1, la publicité poussant à la consommation… C’est à peine une boutade. Avec les mêmes technologies qu’aujourd’hui, il faudrait parcourir quatre fois moins de kilomètres en voiture et en avion, et chauffer quatre fois moins de surface. Le monde développé pourrait très bien se passer de 90% du transport aérien. Supprimer rapidement les trois quarts du transport routier serait beaucoup plus dur. Reconstruire villes et bâtiments de manière à réduire les besoins énergétiques sera long. C’en serait fini des mégalopoles et des zones pavillonnaires, des hypermarchés de banlieue accessibles uniquement en voiture… et des fraises en hiver. Nous mangerions moins de viande – sa consommation est en grande partie à l’origine de l’agriculture intensive -, nous achèterions plus cher une nourriture produite par des paysans plus nombreux : depuis 1945, on a remplacé 6 millions d’agriculteurs par du pétrole, via les engrais et la mécanisation.
Serait-ce la fin de tout ? Non : on peut se déplacer en supprimant les grosses voitures et la grande vitesse, et en utilisant le train pour partir en vacances. Ces quelques exemples ne sont qu’illustratifs. L’ampleur de ces transformations peut effrayer. Elle montre surtout qu’aucune solution purement technique, comme la diminution de la consommation unitaire des machines, ne sera suffisante si le schéma comportemental reste inchangé. A long terme, on n’échappera pas à cette division par quatre car le monde est fini : le choix n’est pas entre se priver maintenant et se goberger pour toujours. Mais entre organiser dès aujourd’hui, ou subir demain une inéluctable diminution des émissions. D’ici vingt à trente ans, ce sera probablement encore un choix, mais après…
Libération : Qu’est-ce qui doit changer dans les usines, les centrales électriques, le commerce ?
JMJ : La mondialisation de la production, sa concentration et le recours massif aux transports sur de longues distances résisteront difficilement à cette mutation. L’électricité est un enjeu majeur, puisqu’à l’échelle mondiale, elle est produite aux deux tiers à partir de charbon et de gaz. Si demain matin on nucléarisait toute la production d’électricité des pays qui ont déjà la bombe atomique (dont l’Inde ou la Chine) ou des centrales nucléaires, on économiserait environ 30% des émissions de gaz carbonique mondiales actuelles. Pour l’instant, seul le nucléaire permet un tel saut. Cela ne suffira pas à résoudre le problème, mais ce pourrait être une variable importante pour les trente prochaines années. Comme autres sources sans CO2 intéressantes au niveau mondial, il y a l’hydroélectricité, le solaire sous toutes ses formes (pourquoi pas de grosses centrales au Sahara?) et le bois exploité raisonnablement. Le potentiel de l’éolien est bien plus faible. Toute l’industrie fortement consommatrice d’énergie fossile (acier et métaux, plastique, verre) devra diminuer fortement ses volumes, donc les produits manufacturés seront moins disponibles. Quant au commerce mondial, il devra se rétracter.
Libération : Peut-on concilier économie prospère, plein emploi et ralentissement du changement climatique ?
JMJ : Sur le papier, sans problème ! Il y a quelques siècles, l’économie était parfois prospère et tout le monde travaillait, bien plus durement d’ailleurs. L’absence de plein emploi est une des conséquences directes de l’énergie abondante et pas chère qui permet la mécanisation. Si l’énergie est moins disponible, il faut plus d’huile de coude, et les prix changent, mais il est difficile de dire comment. Car la science économique ne sait pas représenter le long terme et les grandes transitions, attribuer un prix à l’eau disponible dans trente ans ou à une déforestation générale.
Cela dit, toutes les économies prospères ne se valent pas pour le confort au quotidien. La lutte contre le changement climatique n’est pas conciliable avec la surabondance de biens matériels, mais une économie prospère est-elle synonyme d’un tel mode de vie ? En 1960, la consommation d’énergie par Français était de 2,5 à 3 fois moindre que celle d’aujourd’hui ; étaient-ils si malheureux ? Les Américains émettent trois fois plus par personne que les Français: sont-ils trois fois plus heureux que nous alors qu’ils vivent deux ans de moins et ont trois fois moins de vacances que nous ? Avec des besoins de base satisfaits, plus d’exercices physiques, moins de stress, de course à la performance… la société dans son ensemble serait-elle plus malheureuse ?
Libération : Et pour les pays en voie de développement ?
JMJ : Je ne vois pas pourquoi ils suivraient une autre trajectoire que celle qui vise à nous ressembler, puisque nous faisons tout pour les y inciter. Lorsque Raffarin va en Inde, il est accompagné des patrons d’EADS ou d’Alstom pour vendre avions et centrales à charbon, pas de spécialistes des économies d’énergie. Inversement, si nous diminuons nos émissions et changeons de mode de vie, cela les influencera. Si nos séries télévisées continuent de montrer des Cadillac et des villas à piscine, cela ne sera pas la même chose que si elles montrent de gens partant, guillerets, en vacances à bicyclette. Nous avons une double et lourde responsabilité : donner l’exemple et développer les technologies propres avec nos moyens financiers et scientifiques dont ils sont dépourvus.