NB : la version publiée dans le journal est précédée d’un chapô qui n’est pas soumis à relecture. La partie interview m’a été soumise pour relecture, mais certaines formulations restent non satisfaisantes de mon point de vue (l’interview avait duré 2 heures, et en pareil cas les propos manquent facilement de nuances par rapport à ce qui a été dit, c’est la règle…).
Fondateur et associé du cabinet Carbone 4, spécialisé dans les stratégies bas carbone, Jean-Marc Jancovici est aussi le président de The Shift Project, qui promeut une économie soutenable et l’accélération de la transition énergétique. Le think tank est à l’initiative d’un «Manifeste pour décarboner l’Europe d’ici à 2050» autour de neuf propositions concrètes. Le texte a recueilli l’an dernier les signatures de personnalités aussi diverses que Xavier Huillard, PDG de Vinci.; Jean-Dominique Senard, président de Michelin ; Hervé Le Treut, climatologue ou encore Jean-Louis Missika, adjoint à l’urbanisme et au Grand Paris d’Anne Hidalgo. Interview.
Propos recueillis par Julien Descalles
Grand Paris Magazine : le plan climat de la Ville de Paris ambitionne la neutralité carbone en 2050. Comment y parvenir ?
La neutralité implique que l’on fasse disparaître l’empreinte carbone de toutes les activités liées à la ville : les transports qui amènent marchandises et personnes, l’alimentation, le confort du logement, et même la production des biens achetés par les habitants. Comment faire dans une ville qui est pour partie une annexe de Roissy, pour partie une énorme galerie marchande, et où il en faut toujours plus ? Toutes les mesures de compensation carbone n’y suffiront pas… Les objectifs de la mairie de Paris sont assez symptomatiques en réalité de l’inflation des discours politiques sur la transition énergétique, déconnectés des lois élémentaires de la physique et de la chimie. Quand vous continuez à construire des logements – l’un des objectifs affichés de l’agglomération parisienne – le processus même de fabrication du béton implique de relâcher du CO2 dans l’atmosphère. Imagine-t-on bâtir la métropole seulement en bois ? Toutes les forêts de France n’y suffiront pas. The Shift Project, pour sa part, se « contente » de proposer la division par trois des émissions de gaz à effet de serre en Europe à l’horizon 2050 ; c’est déjà titanesque comme chantier. Et c’est pourtant ce qu’il faut faire pour avoir deux chances sur trois de rester sous la barre des 2 °C d’élévation de température en 2100.
Quelles mesures du manifeste pourraient s’appliquer immédiatement sur le territoire métropolitain ?
Les premières concernent la mobilité du quotidien. Plutôt que de tabler essentiellement sur la diffusion de la voiture électrique – qui aujourd’hui n’est pas une solution mature : les batteries sont coûteuses en euros et en CO2 à produire, l’électricité reste très carbonée dans de nombreux pays européens, même si la France est bien placée -, nous proposons que l’Union européenne interdise réglementairement toutes les voitures consommant plus de 2 litres aux 100 kilomètres – en conditions réelles – en 2030. Elles seront moins puissantes, moins lourdes, moins équipées, plus hybrides, etc. Il faut aussi développer le cocktail des mobilités, en promouvant les bus et cars, les trains du quotidien, le vélo, le covoiturage. Peu importe qu’il fonctionne ou non au pétrole, l’autocar transporte 45 personnes, contre 1,1 en moyenne par voiture utilisée pour aller travailler… L’autre levier d’action immédiate, c’est l’amélioration de la sobriété carbone des bâtiments. Le mouvement a été enclenché, mais il faut aller beaucoup plus vite, en accélérant d’une part le déploiement de modes de chauffage urbain plus décarbonés – géothermie, pompes à chaleur, réseau de chaleur au bois… –, d’autre part l’isolation des bâtiments.
La lutte contre le dérèglement climatique se joue-t-elle d’abord dans les métropoles, comme l’affirme le C40 ?
Le paradoxe, c’est qu’un monde sobre en énergie comportera beaucoup moins de métropoles ! Un tel objet ne survit pas sans énergie à profusion. La métropolisation, Grand Paris en tête, est donc un projet totalement anachronique, qui encourage l’étalement urbain et concentre un peu plus les habitants du pays sur un territoire qui ne peut subvenir qu’à une infime fraction de ses besoins de base. Pourquoi bétonner le plateau de Saclay à l’heure où l’urgence devrait être de recréer une ceinture maraîchère autour de la capitale ? Promouvoir une ville-monde et la multiplication des échanges internationaux est-il compatible avec la raréfaction de l’énergie ? À mon sens, la bonne idée serait plutôt de contracter, de dégonfler les grosses villes de 10 millions d’habitants, qui finiront par payer leur manque de résilience. Restent quelques bonnes initiatives pourtant au sein du C40, tel l’appel à projets « Reinventing Cities » [déclinaison internationale de Réinventer Paris]. Mais cela reste anecdotique : que changeront quelques éventuels sites exemplaires sur le plan carbone quand il faudrait rénover thermiquement 120 000 logements chaque année dans la métropole parisienne ?
Les villes sont responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre (GES). Leur territoire n’est-il néanmoins pas à la bonne échelle pour agir ?
Il n’y a pas d’échelle exclusive. Tous les acteurs – collectivités locales, États, organismes supranationaux, fédérations d’entreprises… – devront jouer leur rôle. L’une des urgences en Europe est de supprimer le charbon dans la production électrique. Croyez-vous que la mairie de Paris – ou celle de Stuttgart – puisse l’ordonner ? Elle n’aurait pas plus la main pour gérer la reconversion des mineurs… Prenons un autre exemple, celui de l’alimentation, responsable du quart des émissions de GES, dont les deux tiers sont liés au cheptel bovin. Paris peut limiter la viande sur les menus des cantines municipales et des écoles. Mais, sans hausse des prix d’achat, la contrepartie est la faillite des éleveurs. Il faudra – c’est ce que préconise The Shift Project – que l’Union européenne impose réglementairement la division par deux du cheptel tout en encadrant les prix payés aux éleveurs, et en les multipliant par trois pour que ces derniers puissent continuer à vivre. Une municipalité peut accompagner ou préconiser le mouvement, pas le mettre en oeuvre seule.
Vous mettez en garde contre l’affichage des discours politiques et le manque de passage à l’acte…
Tout simplement parce qu’ils laissent à penser que l’économie, la consommation peuvent continuer à croître tout en baissant les émissions de GES. C’est hélas impossible. Fabriquer toujours plus de produits manufacturés, qui représentent un quart de notre empreinte carbone, c’est fabriquer toujours plus d’acier, de métaux, de plastiques, et cela augmente les émissions de CO2 ! Augmenter le trafic aérien augmente les émissions de CO2 ! Construire plus, c’est plus de ciment et d’acier, et c’est plus de CO2 ! À mon sens, l’écologie c’est l’acceptation des limites avant que le système ne nous impose les siennes. Entre la croissance (tout de suite) et l’environnement (qui implose avec retard), il faudra donc choisir, et c’est un choix structurant. Si « on ne fait rien », l’affaiblissement progressif de l’environnement – qui nous a permis d’en arriver là où nous sommes – nous imposera une adaptation à marche forcée, nécessairement désastreuse. Mais gérer dès à présent une contraction est aussi une révolution. Ça signifie en pratique une baisse de la consommation réelle, et donc une limitation délibérée du pouvoir d’achat… La partie la plus facile, et il faut commencer par cela, est d’exiger des propriétaires la rénovation thermique de leurs logements.