NB : la version publiée dans le journal est précédée d’un chapô qui n’est pas soumis à relecture (mais que je reproduis ci-dessous quand même). La partie interview m’a été soumise pour relecture, et ce qui figure ci-dessous est le texte validé par mes soins envoyé au Figaro.
À la fin du mois, le gouvernement rendra publique la PPE, la programmation pluriannuelle de l’énergie. Un texte attendu, et déjà controversé, qui doit écrire la trajectoire par laquelle la France ramènera à 50 % (contre 72 % aujourd’hui) la part du nucléaire dans la production d’électricité. Jean-Marc Jancovici, consultant, expert du secteur, exprime ses doutes.
Propos recueillis par Bertille Bayart
Le Figaro – Le gouvernement rendra fin octobre ses arbitrages dans le domaine énergétique. Quel est l’enjeu ?
Jean-Marc Jancovici – Le sujet de l’énergie est trop souvent réduit à un débat technique alors qu’il engage la nation. L’énergie, nourriture des machines, est le premier facteur de production de notre civilisation industrielle, bien avant les hommes. Ensuite, on confond en permanence énergie et électricité. Les énergies fossiles qui alimentent nos camions, nos voitures, nos avions, nos chaudières, nos navires marchands, etc. représentent 80% de la consommation mondiale. L’électricité n’est pas le seul sujet. Mais on se focalise sur ce thème et sur le nucléaire parce que les porteurs d’intérêt qui s’expriment sont eux-mêmes centrés sur ce sujet. La puissance publique parce l’électricité est un domaine sur lequel elle a, à la différence du pétrole, du gaz et du charbon, une maîtrise relative. Les ONG visibles, comme Greenpeace, parce qu’elles se sont historiquement construites sur l’opposition au nucléaire, d’abord militaire, et par extension civil. En plus, les antinucléaires font délibérément l’amalgame entre fossiles et nucléaire. A l’échelle mondiale, l’électricité est certes la première responsable des émissions de CO2 (26% du total, contre 15% pour le transport par exemple), mais c’est à cause du charbon (40% de la production mondiale) et du gaz (25%). Mais en France, avec 72% de nucléaire, 13% d’hydraulique, et 5 d’éolien, 90% est sans émissions de CO2. Sortir du nucléaire ne fait rien pour le climat : ce qui sort des tours de refroidissement n’est que de la vapeur d’eau.
Peut-on baisser la part du nucléaire et, simultanément, réduire les émissions de gaz à effet de serre puisque ce sont les deux objectifs poursuivis ?
Nous avons, chez Carbone 4, compilé les objectifs des textes législatifs et réglementaires portant sur l’énergie qui ont été écrits depuis 2005, et examiné si le tout formait un système cohérent … La réponse est non. C’est mathématiquement impossible. Atteindre en même temps baisse du nucléaire, baisse du fossile, baisse de la consommation, et baisse des émissions est possible… à la condition de réduire considérablement l’activité économique du pays. Et la puissance publique ne propose pas cela ! Il faut se souvenir que l’objectif de 50% de nucléaire dans la production d’électricité – contre 75% actuellement – est né un beau matin pendant la campagne présidentielle de François Hollande en 2012. Ce chiffre n’a été précédé d’aucune analyse sérieuse, et véhicule un implicite, inexact au regard des faits, selon lequel le nucléaire serait le mode de production électrique le plus dangereux qui soit. La production électrique qui a le plus tué en France, c’est le charbon – accidents de mines compris – et l’hydroélectricité avec la rupture du barrage de Fréjus. [NB : je mérite un pan sur le bec pour cette dernière affirmation, car j’ai dit une bêtise ! Le barrage de Fréjus, qui s’est rompu accidentellement en 1959, faisant plusieurs centaines de morts, n’était pas un barrage hydroélectrique mais un barrage servant pour l’irrigation. J’aurais du citer en exemple celui de Vajont, situé en Italie, qui lui servait à la production électrique, et a causé la mort de près de 2000 personnes à la suite d’un glissement de terrain en 1963 (mais du coup il n’était pas en France). Merci aux lecteurs qui m’ont fait remarquer cette erreur]
L’essor du renouvelable ne peut-il pas compenser le repli du nucléaire ?
Si « renouvelable » c’est uniquement solaire et/ou éolien, non : c’est trop gourmand en capitaux pour refaire un système complet, c’est à dire avec stockage, qui fournisse de l’électricité à la demande, et pas juste quand les conditions extérieures sont favorables. Prenons l’exemple de l’Allemagne : en 2002, la puissance installée pilotable, activable à tout moment, était de 100 GW. En 2017, elle est…de 100 GW. On a rajouté 100 GW supplémentaires d’éolien et solaire, sans supprimer le pilotable, car le pays demande de l’électricité y compris quand il n’y a ni vent ni soleil. Il y a des – mauvais – jours où la production de l’éolien allemand tombe à 2% de la puissance installée (et le solaire à 0 toutes les nuits). La France n’échappera pas à la règle. Si on développe massivement le solaire et l’éolien, on gardera notre nucléaire, qui est pilotable, mais on en baissera le facteur de charge, c’est-à-dire l’activité. On garderait un système à coûts fixes, dont les recettes baisseront, ce qui augmentera le risque ! Et, à consommation constante, le coût global sera plus élevé. En plus, pour produire 1 MWh de nucléaire, vous importez 1 euro d’uranium. Pour produire 1 MWh d’éolien ou de solaire, vous importez 20 à 30 euros de composants. Le développement des énergies renouvelables électriques en France est donc, en fait, défavorable pour l’emploi global, sans aucun bénéfice pour le CO2. Quel intérêt pour la collectivité ?
Votre raisonnement ignore toute possibilité de progrès technologique, dans le domaine du stockage de l’électricité et du pilotage numérique, qui permettront de dépendre davantage de sources de production intermittentes…
Certains parlent de production décentralisée. Mais ce n’est qu’une variante de la production solaire. Que le panneau solaire soit sur votre toit ou dans une gigantesque ferme ne change rien au fait que sa production n’est pas constante.
La définition physique de l’électricité, c’est un électron en mouvement dans un matériau conducteur. Stocker l’électricité en tant que telle ne peut se faire que dans un supraconducteur. En pratique, le stockage électrique signifie la transformation – avec pertes – de l’électricité en une autre énergie : chimique dans une batterie, gravitaire dans un barrage réversible… Malheureusement, avec 500 milliards de kWh produits chaque année en France, les batteries resteront à jamais hors de portée pour du stockage d’une saison à l’autre, ce qui serait nécessaire car l’hiver la consommation augmente plus que la production ENR. La capacité de toutes les batteries qui existent dans le monde, principalement dans les voitures (celle qui actionne le démarreur), représente à peine 1 térawattheure, soit … une journée de consommation d’électricité en France ! En outre, passer du nucléaire à un système « éolien + solaire + stockage » mobiliserait 10 à 100 fois plus de surfaces, consommerait 10 à 100 fois plus de métal… peut-on réellement parler de bénéfice environnemental évident ?
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de l’interview
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques à l’évidence non publiés avec l’interview, mais utiles pour comprendre certaines affirmations, y compris celles de mon interview en vidéo qui a eu lieu au même moment.
Répartition par type d’énergie de la consommation mondiale d’énergie primaire en 2017. On constate que les énergies fossiles représentent 80%. Données BP Statistical Review et CDIAC.
Répartition par type activité des émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2017. On constate que les seules centrales à charbon font plus que le transport, plus que le chauffage, ou plus que les émissions directes de l’industrie (dans cette décomposition les émissions de la production de l’électricité utilisée par l’industrie est dans « centrales à charbon » et « centrales à gaz et à fioul » et pas dans « industrie », évidemment). Calcul de l’auteur sur données diverses (BP Statistical Review, AIE, CDIAC, IPCC).
Décomposition par mode de la production mondiale d’électricité en 2017. On constate que les énergies fossiles représentent 65%. Cette part est – hélas – très stable depuis 30 ans. Données BP Statistical Review.
Décomposition par mode de la production française d’électricité depuis 1985. On constate que les énergies non fossiles représentent 90% du total depuis 30 ans. Données BP Statistical Review.
Extrait d’un sondage effectué auprès des français sur leur compréhension de l’effet de serre en 2017. Quasiment 80% des français pensent que le nucléaire contribue un peu ou beaucoup à l’effet de serre, dont une petite moitié qui pense « beaucoup ». Source IPSOS.
Production électrique française depuis 1985, par mode. Données BP Statistical Review.