NB1 : Cet interview est parue à l’époque dans la revue de l’AFNOR « Qualité en Mouvement »
NB2 : il s’agit du texte envoyé à la revue après correction de ma part. Je n’ai pas vérifié si ce qui a été reproduit y correspond exactement
« Nous avons deux solutions, soit nous changeons volontairement nos modes de vie, soit nous prenons le risque de subir bien pire. »
Jean-Marc Jancovici est ingénieur-conseil. Spécialisé dans les questions climatiques, il intervient sur ce thème auprès du grand public, des entreprises et de l’Etat. Il est l’auteur du Bilan Carbone, outil développé pour l’Ademe qui en assure une diffusion large auprès d’entreprises telles que Aéroports de Paris ou encore le groupe LVMH. Il revient pour Qualité en Mouvement sur les idées reçues qui font encore aujourd’hui obstacle à un bon traitement de la question du changement climatique. Pour lui, seule une mutation profonde de la société peut constituer une réponse valable au réchauffement de notre planète.
QEM : Entrevoit-on aujourd’hui un début de solution au problème du changement climatique et les pistes existantes sont-elles efficaces ?
JMJ : La solution au problème du changement climatique est fort bien connue : diviser par deux, au plan mondial, la quantité de gaz, de pétrole et de charbon que nous consommons, ce qui finira par arriver de toute façon. Par contre les pistes actuellement suivies ne sont pas du bon ordre de grandeur. Dans le domaine des énergies renouvelables, la principale marge de manœuvre est l’utilisation accrue de la biomasse, pour substituer des énergies fossiles. Certains grands papetiers ont par exemple remplacé leur chaudière fioul par une chaudière à bois. L’énergie hydraulique est une autre renouvelable importante (la deuxième dans le monde), et a joué un rôle historique important, alimentant par exemple les premiers trains électriques (la SNCF a longtemps eu son propre barrage) ou les premières industries dans les Alpes. Cette solution ne représente cependant plus que 15% de l’électricité en France.
Mondialement, les renouvelables sont aujourd’hui très minoritaires. Leur potentiel est par ailleurs limité : les surfaces de forêt ou les emplacements de barrage ne sont pas extensibles à l’infini. De ce fait, la première entreprise qui s’engouffre dans la brèche empêchera parfois les autres d’y passer.
En ce qui concerne la réduction des émissions des Gaz a effet de serre (GES), il y a trois questions à se poser : Qui s’informe sur le changement climatique ? Les grosses industries (Pechiney, Arcelor.) dont l’activité est historiquement identifiée comme polluante sont plutôt mieux loties que les autres.
Les entreprises en savent-elles globalement assez pour agir ? La réponse est NON.
Lorsqu’elles sont au courant, en font-elles assez, le font-elles bien et dans les bons ordres de grandeur ? Pour le moment, non, mais les choses commencent à frémir.
Je travaille en effet depuis 4 ou 5 ans, à l’élaboration avec l’Ademe de l’outil Bilan Carbone, qui permet de faire un inventaire élargi des émissions de GES de n’importe quelle activité (entreprises, particuliers, collectivités). Ce bilan intègre notamment les émissions extérieures à l’entreprise ou à la personne, mais qui se révèlent nécessaires au fonctionnement de l’activité. Par exemple, si l’on réalise le Bilan Carbone d’un lycée, on y inclura les GES émis par les bus ou les voitures qui amènent les lycéens et les remmènent. Ce système a le mérite de donner une idée précise de la vulnérabilité de telle ou telle activité à un durcissement éventuel et probable des politiques de réduction de GES ou à une hausse prévisible du prix des hydrocarbures. Plus de 150 entreprises s’y sont déjà mises, car cette méthode permet de s’intéresser réellement à la question. Que font-elles derrière ? Cela dépend beaucoup d’une part du résultat du bilan, de l’autre du secteur dans lequel opère l’entreprise. Prenons l’exemple des Aéroports de Paris. Leur bilan carbone montrera que l’essentiel des GES liés à leur activité proviennent du trafic aérien permis par l’existence d’aéroports. ADP ne disposera alors que d’une marge de manoeuvre ridiculement réduite : à moins de se reconvertir dans un immense centre commercial (ce qui arrivera peut-être à terme), ils ne peuvent pas énormément réduire leurs émissions (ce qui pose la question de la pérennité de l’activité dans un contexte de contraction inéluctable des émissions « plus tard »). En revanche, d’autres ont beaucoup plus de latitude pour changer les choses : les entreprises qui par exemple utilisent l’aérien pour leur fret, peuvent basculer vers le maritime, ce qui divise par 50 ou 100 leurs émissions de GES. C’est la piste poursuivie par Vuitton depuis un an.
De manière générale, quand on fait le Bilan Carbone d’une société dont le cour d’activité est très prêt de l’énergie, la marge de manœuvre à court terme est quasi-inexistante. En revanche à long terme, on peut toujours imaginer des solutions. Arcelor trouvera peut-être le moyen d’utiliser l’hydrogène au lieu du charbon pour enlever l’oxygène présent dans le minerais de fer, afin d’en faire de la fonte et de l’acier. Ce jour-là, ils pourront massivement baisser leurs émissions.
Quand on parle d’action en rapport avec le changement climatique, il faut toujours penser en termes d’échéances : à quelle échéance raisonne-t-on ? Parce qu’on peut toujours faire quelque chose, mais avec plus ou moins de temps. Pour conclure, le Bilan Carbone donne une radiographie un peu large, avec tous les leviers pour l’action. Mais la réaction des entreprises est moins liée aux marges de manœuvre qu’au fait que quelqu’un prenne la question en charge en interne après. C’est déterminant dans le management ou non de la question.
QEM : Le protocole de Kyoto, le Plan Climat du gouvernement : est-ce que ça peut marcher et jusqu’où ?
JMJ : Il existe un travers constant chez les électeurs comme chez les journalistes, à savoir croire que tout ce qui n’est pas blanc est noir. Ces deux mesures sont à la fois très bien et ne valent rien, selon le point de vue.
Le protocole de Kyoto est la première marche d’un très long escalier. Sans monter sur cette première marche, jamais on ne pourrait gravir l’escalier. Le protocole seul, pris comme tel, ne suffit pas, mais il a le mérite d’avoir initié une dynamique. Cette dynamique doit maintenant être globalisée et plus soutenue si cela doit fonctionner. Rappelons nous qu’il faut diviser par deux la totalité des émissions de CO2 d’origine humaine. Au total, peut importe comment et qui en fait plus que l’autre. Par ailleurs, le changement climatique est un problème d’émissions globales, ce que ne comprennent pas toujours les entreprises qui communiquent sur des valeurs par objet produit ou unité de chiffre d’affaires.
En réalité, toute la question de la réduction des émissions de GES, c’est de choisir entre le volontaire et l’involontaire. Car elle se fera, c’est inéluctable : les ressources en charbon, gaz et pétrole étant finies, la consommation passera par un maximum pour décroître ensuite ; il ne s’agit que de mathématiques. Alors nous avons deux solutions : soit nous changeons nos modes de vie volontairement en acceptant, bon an mal an, les aménagements que cela implique, comme d’avoir moins de voitures et des voitures plus petites, soit c’est une régulation qui ne nous aura pas demandé notre avis qui fera la même chose, et alors nous risquons de ne plus avoir de voiture, certes, mais au passage nous pouvons très bien perdre la démocratie et la paix mondiale.
Il est donc certain que Kyoto, qui consiste à diminuer 2/3 des émissions de GES de 5%, ne suffit pas. Mais c’est un passage obligé pour aller plus loin.
Le Plan Climat quant à lui est un récapitulatif d’autres mesures prises auparavant. Sa timidité ne fait que refléter les préoccupations de chacun en France. A savoir, garder tout ce confort tant que ça passe sans se soucier du long terme. La seule solution qui donnera des résultats, tout les experts la connaissent : c’est la hausse de la fiscalité sur l’essence et le fioul. C’est la seule solution mais aucun élu ne veut prendre une telle décision, car 80% des Français – mal informés sur ce qui les attend, sinon ils seraient peut-être d’un autre avis ! – n’en veulent pas. Ils sont persuadés que si personne ne monte les prix de manière volontaire, ils resteront tels quels, C’est hélas complètement faux : faute de monter les taxes pour dissuader progressivement la consommation, ce sont des chocs ou des dégâts qui se chargeront de le faire, avec bien plus de douleur.
QEM : Pourquoi la prise de conscience tarde-t-elle tellement ?
JMJ : Il existe un réel manque d’information. Il est vrai que l’on parle beaucoup du problème, mais finalement assez peu pour le définir, et surtout pour dire qu’il faut faire quelque chose. Mais tant que l’on ignore ce que l’on risque, la motivation à agir est faible ! Les 1 à 5°C de hausse des températures en moyenne sont certes rappelés partout, mais ne disent rien à une population qui confond facilement température locale et moyenne planétaire, et ignore comment cette dernière varie naturellement. La vision reste plus généralement très incomplète, et absolument pas inquiétante. Il en va de même sur le pétrole, la plupart des gens pensant qu’il reste 40 ans de tranquillité, ce qui est parfaitement faux. Il est malheureusement impossible ou presque, aujourd’hui, de disposer d’une vision large et cohérente du problème à travers les médias. Exemple : à propos de l’A380 d’Airbus, la presse aurait pu dire « c’est bien mais cela représente tant de GES par vol », afin que l’on comprenne que chaque médaille a son revers. Or quasiment tout « leader d’opinion » a juste dit « c’est super ».
Il faut aussi garder à l’esprit que dans tout cela, les pouvoirs publics arrivent en bout de chaîne : ils ne sont que les représentants des électeurs, et non leurs dirigeants si l’on se fie aux bases de la démocratie. Le problème, on le trouve en se regardant dans la glace. Les principaux maillons d’une réelle information sur le sujet sont les médias et l’Education Nationale. Il faut en parler plus et en parler mieux.
QEM : Voyez-vous un avenir dans les solutions alternatives ? (biocarburants, hydrogène, plastiques non issus du pétrole)
JMJ : Il n’existe qu’un avenir très modeste pour les biocarburants, comparé à ce que nous consommons actuellement. Aux moyennes latitudes, on peut obtenir environ une tonne de biocarburant par hectare, déduction faite de l’énergie pour les produire (engrais, tracteurs, distillation). En France, nous consommons 95 millions de tonnes de pétrole (50 pour les transports), alors que nous disposons de 55 millions d’hectares de surface en métropole. C’est vite vu ! En revanche, il faut en instituer la production pour les agriculteurs : il représente une solution économique pour eux, mais ne pourra pas devenir une solution à grande échelle contre les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique.
L’idée à retenir, et que personne ne veut croire ou accepter, c’est que rien ne peut remplacer le pétrole pour des volumes équivalents. L’absence d’ordres de grandeur sur les solutions entretient des illusions sur leur potentiel et laisse facilement croire au miracle.
Prenons l’exemple des fibres textiles fabriquées à partir de blé : la France consomme 16 millions de tonne/ an de pétrole pour alimenter la pétrochimie (dont les plastiques). Le blé fournit de l’ordre de 10 tonnes de matière ligneuse à l’hectare. Faites le calcul. Quant à l’hydrogène, tout le problème, c’est qu’il faut le fabriquer, l’hydrogène n’étant pas une source d’énergie en soi.
Quoi qu’il arrive, nous sortirons de cette ère, doucement, parce que l’alternative c’est d’en sortir vite, dans la crise. Espérons que nous avons 30 ou 40 pour voir venir et agir en concertation. Si la catastrophe doit arriver dans 10 ans, nous avons déjà perdu. Le gros problème dans l’immédiat, en prévision des chocs pétroliers qui ne vont pas manquer de se produire, sera de taxer le CO2, pour éviter la ruée sur le charbon. Et c’est un combat qui, lui non plus, n’est pas gagné d’avance.