SMIL Vaclav, Comment Marche Vraiment le Monde, éditions Cassini, 2024
(368 pages, 18€, tous publics)
Vaclav Smil fait partie des universitaires les plus connus dans le monde sur les sujets énergétiques. Mais, à ma grande honte, à la différence des auteurs de « The Limits to Growth », je n’ai entendu parler de lui pour la première fois que bien après avoir compris que l’énergie était un déterminant majeur des évolutions historiques des sociétés humaines, probablement parce que, avant l’ouvrage « How The World Really Works » qui vient d’être traduit en français, aucun de ses livres n’avait été publié dans la langue de Molière (et aussi parce que cet homme n’accorde à peu près jamais d’interview, bien qu’il ait rédigé une trentaine de livres).
Smil a lui-même eu des prédécesseurs lointains, comme par exemple Charles Dupin, qui en 1825 a publié un travail expliquant que l’énergie – en fait les machines – expliquait pourquoi la production industrielle anglaise était à l’époque 3 fois supérieure à la française, alors que les populations humaines et animales (pour l’agriculture) étaient voisines dans les deux pays.
Mais dans le monde anglo-saxon, Smil est une des références dès qu’il est question de kWh et de leur rôle sur longue période. C’est donc un honneur que je n’ai pas pu refuser que l’on m’ait proposé une préface pour cet illustre prédécesseur, comme j’avais eu l’occasion de le faire pour la version française de « The Limits to Growth – The 30 Year Update ».
Préface
Il y a quelques siècles, comprendre comment fonctionnait le monde autour de soi était raisonnablement facile. Ou, plus précisément, le comprendre suffisamment pour être capable de l’exploiter à notre profit, et d’en minimiser les risques, était facile. Le plus souvent nos sens, et en particulier la vue, suffisaient amplement à la tâche.
Il est vrai que personne ne savait détailler les mécanismes de la photosynthèse ou de l’orage, ni établir le lien entre les saisons et l’inclinaison de l’axe de rotation de la terre sur le plan de son orbite. Mais cela n’était pas nécessaire au regard des modes de vie de l’époque : la simple observation répétée apprenait qu’après l’hiver, c’était toujours le printemps, et que les graines germaient à ce moment-là, produisant « toutes seules » , avec assez d’eau et de lumière, des denrées comestibles.
En 1500, notre espèce avait déjà créé nombre d’objets techniques, comme la charrue, la faux, le moulin, la forge, le bateau à voile, le four à pain, les maisons ou les carrières de pierres. Mais tout individu pouvait déterminer d’un coup d’œil la finalité ou le fonctionnement de ces objets. Mieux : l’immense majorité pouvait aussi très facilement deviner comment ils avaient été fabriqués sans besoin d’explications sophistiquées fournies par un tiers. A l’évidence, la maison demandait du bois, des pierres et des briques, seules les vitres et les assiettes pouvant rendre un peu perplexe sur les procédés ayant permis de les obtenir.
Mais point de questions existentielles à se poser sur le lien entre le champ de blé et le pain, le bois et le bateau, ou entre le mouton et le vêtement de laine. Il n’y avait besoin d’aucun intermédiaire pour que nos neurones devinent ce qu’étaient les engrenages d’un moulin, l’action d’une meule ou d’une charrue, l’avancée d’un bateau à voile sous l’effet du vent, ou celle d’une charrette attelée grâce à la puissance musculaire du cheval.
Cette simplicité technique entraînait une conséquence majeure : du monarque au simple paysan, en passant par le juge ou l’abbé, tout le monde partageait le même savoir sur l’environnement et son exploitation par notre espèce. Tout le monde – et en particulier les dirigeants politiques, religieux et économiques du moment – pouvait comprendre la dépendance à telle ou telle ressource, et les déterminants d’une décision portant sur sa gestion.
Aux injustices près (il y en a toujours eu), la population pouvait aussi comprendre le bien-fondé des mesures collectives limitant l’accès à ceci ou cela, restreignant telle liberté, obligeant à tel comportement. Si tout un chacun pouvait constater qu’il ne restait pas beaucoup d’arbres à couper, il devenait acceptable que le bois de chauffage soit rationné.
Enfin, à cette époque, le monde était une juxtaposition de systèmes locaux, très peu interconnectés. Il y avait bien sur déjà un commerce mondial de pierres précieuses, d’or, d’épices, de certains métaux, de sel, de soieries, d’esclaves (hélas), mais l’essentiel du quotidien de la population n’en dépendait pas à court terme. Il n’était alors nul besoin de se documenter en profondeur sur ce qui se passait à l’autre bout de la planète pour envisager son propre avenir.
Avec la révolution industrielle, tout cela a fondamentalement changé. Les techniques qui régissent notre quotidien sont devenues pour l’essentiel inaccessibles à nos sens, et souvent même à notre raison. Presque personne ne saurait décrire comment fonctionnent les composants de l’ordinateur sur lequel l’auteur de ce livre a tapé son manuscrit, et encore moins les processus qui conduisent des plus de 50 minerais métalliques et des combustibles fossiles à l’ordinateur en question.
L’immense majorité d’entre nous ne sait pas plus ce qu’il y a dans les engrais (sans lesquels nous ne mangerions pas autant et pour si peu cher) ni comment ils sont fabriqués, comment fonctionne un réacteur d’avion, un moteur de voiture, un réseau électrique, un poste de soudure, ou même un ascenseur moderne, ni s’il est facile de remplacer le cuivre par l’aluminium, ou d’avoir du bitume sans avoir de pétrole.
Qui sait comment on fabrique de la peinture, une paire de lunettes, ou un chargeur de téléphone ? Qui sait comment une télévision reconstitue une image à partir d’électrons qui se promènent dans un câble ou de photons dans une fibre optique ? Personne (ou presque) ne peut décrire comment on obtient du nylon à partir de pétrole et sur quels principes physiques est basé un réfrigérateur…
Depuis que nous avons de plus en plus d’énergie à notre disposition – donc de machines à notre service, nous avons progressivement créé un monde fait d’un empilement de flux et d’objets d’une complexité telle que plus personne n’en comprend tous les rouages. Partout et tout le temps, nos sens ne nous donnent désormais plus à voir qu’une infime partie de ce superorganisme mondial fait de métal, de plastique, de ciment et d’autres matériaux, alors que nous en dépendons tous peu ou prou.
Et, par ailleurs, avec 8 milliards d’humains dépendant d’un système productif mondialisé sur une planète qui n’a pas changé de taille depuis l’époque où nous étions 10 fois moins nombreux et 100 fois moins prédateurs par individu, nous sommes désormais tous en compétition avec tous pour un nombre croissant de ressources essentielles, à commencer par le pétrole et de nombreux minerais métalliques.
Voici le monde dans lequel nous vivons désormais : terriblement complexe d’un côté, et prenant place sur une planète aux ressources limitées d’autre part. Pour appréhender ce monde dans sa globalité, et c’est nécessaire pour prendre des décisions, nous avons désormais un besoin constant d’experts et de médiateurs.
Les premiers connaitront généralement très bien un petit morceau de l’ensemble, mais sans faire facilement le lien avec tout le reste. L’expert de la biodiversité sait nous expliquer comment vivent les arbres, mais ne connaîtra pas nécessairement le commerce et les usages du bois. L’agronome spécialiste du blé ne connaîtra pas forcément sur le bout des doigts l’évolution de la pluviométrie sous l’effet du climat. Le spécialiste de la métallurgie du cuivre n’est pas nécessairement très compétent sur la production de kérosène ou la fabrication des shampoings, sans parler du fonctionnement d’un port de commerce ou d’un centre de tri postal.
C’est une autre conséquence de la modernité : plus aucune cervelle ne peut contenir l’ensemble des connaissances du monde, et en particulier pas celle d’un « décideur », au sens d’un individu capable de faire sa part pour infléchir tout ou partie du système mondialisé qui régit notre quotidien. Cela ne se limite pas au monde politique : on peut aussi citer les journalistes, les dirigeants économiques, les dirigeants associatifs ou les leaders religieux.
Pour le décideur, avoir accès à des experts ne suffit donc pas, puisque chacun d’entre eux voit un petit bout du système global, mais pas les interdépendances, ou les effets d’éviction. Très spécialisé sur son secteur, il peut très bien être au niveau de « Monsieur et Madame tout le monde » en dehors de son domaine de compétence, et il peut raisonner « toutes choses égales par ailleurs » (alors que tout change partout et tout le temps) quand il envisage l’avenir de son domaine de spécialité. C’est même le cas de figure le plus courant !
Il faut donc disposer aussi de médiateurs et de « systémiciens ». Ces derniers en sauront un peu plus que la moyenne sur un très grand nombre de processus, sans prétendre rivaliser avec l’expert dans aucun domaine. Mais ils offrent l’avantage de faire gagner au décideur un temps précieux, en lui évitant d’en savoir trop (ce qui lui ferait perdre du temps) tout en lui permettant idéalement d’en savoir assez (ce qui permet d’éviter de faire perdre du temps à tout le monde !).
Et, à l’heure de la compétition généralisée pour l’accès à tel ou tel métal, au gaz naturel liquéfié ou à l’atmosphère (pour le CO2), la vue systémique est aussi devenue indispensable. Seule cette dernière permet de comprendre les intrications et les effets d’éviction, qui jouent maintenant à plein.
Notre civilisation d’urbains déconnectés ne comprend donc plus spontanément « comment fonctionne vraiment le monde ». Au quotidien, la seule représentation conventionnelle – et partielle – du monde dans son ensemble à laquelle nous avons affaire s’appelle des prix. Mais ces derniers engendrent de plus en plus une illusion économique, de plus en plus déconnectée de la réalité physique, et qui va nous mener de plus en plus souvent dans des impasses. Non point parce que l’argent nous transforme tous en monstres cupides, mais parce que ce système de représentation comporte trop d’angles morts – et trop peu de capacité prédictive – dans un monde de plus en plus fini.
C’est bien la réalité qui prime sur les conventions, nous rappelle opportunément Vaclav Smil dans ce livre. Sans comprendre le système physique et biologique sous-jacent à nos représentations, et à l’heure des défis majeurs posés par l’environnement et la disponibilité des ressources, nous sommes à peu près sûrs de faire de mauvais choix, au sens où nous ne saurons pas faire la différence entre les paris gagnables et ceux qui ne le sont pas.
Réalisons-nous seulement que, à chaque fois que nous mangeons un morceau de pain, nous mangeons de la mondialisation ? Car, pour aller du champ à la baguette, il aura fallu des engins agricoles, des camions et des entrepôts, des fours, ou encore des papeteries et des imprimeries, et tous ces engins échappent à nos sens lorsqu’ils travaillent pour nous, sauf une petite partie d’entre eux si l’on est boulanger, agriculteur ou camionneur.
Et surtout rien de tout cela n’existerait sans acier et autres métaux, qui viennent « d’ailleurs », sans gaz (pour les engrais de synthèse) ni pétrole (pour le tracteur et la chimie organique) qui viennent aussi « d’ailleurs », ni sans bois (pour la pâte à papier), qui même lui vient parfois « d’ailleurs » (et à coup sûr l’acier de la papeterie).
N’importe quelle machine prenant place dans notre cuisine, qu’il s’agisse d’un « simple » réfrigérateur ou d’un grille-pain, est l’aboutissement de dizaines de chaînes de production qui prennent leurs racines partout sur la planète, des mines métalliques et des gisements de pétrole et de gaz, au magasin ou à l’entrepôt de la marque à laquelle nous l’avons acheté. Qui y pense en se allant dans une grande surface ?
Qui comprend que, sans la mondialisation, sans plastique, sans acier et autres métaux, nous autres Français n’aurions plus de voitures, plus de téléphone, plus de banques (qui aujourd’hui sont en pratique des parcs informatiques et des réseaux de télécommunications), plus de vêtements (ni le coton ni le pétrole pour faire les fibres synthétiques ne sont disponibles en France), et j’en passe ?
L’auteur nous révèle ce qui rend possible la société « ordinaire » des occidentaux du début du 21è siècle, et qui se cache derrière la convention économique pourtant si « réelle » puisque si familière. En lisant cet ouvrage, sans devenir incollable sur l’énergie, l’environnement, les risques ou la chimie, on en apprend suffisamment pour mieux comprendre sur quoi repose notre « mode de vie », et surtout jusqu’où nous pouvons envisager de nous débarrasser des inconvénients qui vont avec, sans en perdre les avantages. En revenant à des fondamentaux et des causes profondes, et en proposant des ordres de grandeur éclairants, cet ouvrage aide à faire ce que nos sens ne font plus : comprendre le monde qui nous entoure.
Ce devrait être le rôle des media de proposer cette information. Mais, alors qu’ils arrivent assez facilement, au moins pour les plus sérieux d’entre eux, à faire la différence entre un million et un milliard quand il s’agit d’euros, ils sont beaucoup plus à la peine quand il s’agit de kWh, de tonnes, de mètres-carrés, ou d’unités quantifiant tel ou tel risque.
Lire un ouvrage sur les processus physiques régissant le monde, ce n’est donc pas juste satisfaire une curiosité personnelle. Dans les démocraties occidentales, dont la France fait partie, et où les élus agissent au moins pour une part en fonction des souhaits d’une fraction plus ou moins large de la population, ce que cette dernière aura compris de la manière dont le monde fonctionne « vraiment » conditionne la sagesse de la décision politique.
Comme le dit l’auteur : « Ce livre, produit du travail de toute ma vie et écrit pour le profane, est la continuation de ma longue quête pour comprendre les réalités fondamentales de la biosphère, de l’histoire et du monde que nous avons créé. » Lire Vaclav Smil, c’est donc s’armer un peu mieux pour éviter les malentendus sur ce qu’il est possible d’espérer de telle ou telle action humaine. C’est toujours précieux.