GRIMONPONT Arthur, Algocratie, éditions Actes Sud, 2022
(277 pages, 22€, tous publics)
Le texte ci-dessous constitue la préface à un ouvrage qui porte sur les algorithmes qui structurent l’information des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Linkedin, Tik Tok, et autres Youtube) écrit par Arthur Grimonpont. Quel lien avec l’environnement, et plus particulièrement le climat et les questions énergétiques ? C’est justement ce que j’essaie d’expliquer dans cette préface !
Il y a par contre un lien entre l’auteur et l’environnement. En effet ce premier a cofondé une association qui s’appelle Les Greniers d’Abondance et qui s’intéresse à la résilience alimentaire, c’est-à-dire à la capacité de continuer à fournir une alimentation à la population dans les temps troublés qui s’annoncent (disponibilité moindre en énergie, en services écosystémiques, en transports amont et aval, et avec un climat moins favorable). L’ouvrage qu’il nous propose ne se situe pas exactement dans le droit fil de cette activité, mais en matière d’environnement tout est lié !
Préface
Peut-on faire préfacer un ouvrage qui concerne surtout les algorithmes des réseaux sociaux par une personne qui s’intéresse d’abord au climat et à l’énergie ? La preuve que oui, puisque c’est le cas. La bonne question est donc de savoir comment on passe de l’un à l’autre.
Pour qui s’intéresse à l’empreinte carbone du numérique, c’est l’impact des réseaux sociaux sur le climat ou la consommation énergétique qui viendra peut-être d’abord à l’esprit. De fait, c’est un sujet. Youtube engendre à lui seul un quart du flux vidéo sur internet, et la vidéo est elle-même à l’origine des trois quarts du trafic data sur le net. Si l’on rajoute toutes les vidéos postées sur Facebook, Twitter, Instagram, Linkedin, et sur d’autres plates-formes encore, pas loin de la moitié du trafic data du système digital mondial découle de la consultation d’images animées postées sur des réseaux sociaux. En tenant compte de la fabrication des terminaux, réseaux et serveurs pour les utiliser, il en résulte que l’usage de ces réseaux sociaux émet à peu près autant que la marine marchande mondiale.
Mais ce n’est pas de cet aspect dont traite l’ouvrage que vous tenez entre vos mains. En fait, il évoque même assez peu le changement climatique, et quasiment pas les autres pressions sur l’environnement. Son angle, c’est le rôle des réseaux sociaux dans la formation de l’opinion, quel que soit le sujet. Ou dans la déformation de l’opinion, devrait-on plutôt dire.
En effet, si une fraction de la population mondiale peut, grâce à Youtube et autres Facebook, avoir accès à une information encyclopédique qui lui permet de gagner en hauteur de vue et en autonomie de jugement, pour l’essentiel de nos concitoyens c’est l’inverse qui se produit : ces réseaux rétrécissent le champ de vision, en ne proposant que des informations qui confortent des opinions pré-existantes, et l’expérience montre que cet effet est d’autant plus prononcé que l’opinion est en contradiction avec les faits.
Avec les media traditionnels, le lecteur ou la lectrice ne choisit pas l’information qui lui sera présentée. Cela force à une forme d’ouverture large sur un certain nombre de sujets, et à la confrontation avec des faits ou des opinions qui peuvent nous sortir de notre zone de confort. Or il est bien connu que, même si c’est parfois désagréable, nous ne progressons que lorsque nous sortons de notre zone de confort. Il y a même une petite maxime qui le résume fort bien : « l’expérience est ce qu’il nous reste quand nous n’avons pas eu ce que nous voulions ».
Les réseaux sociaux, qui analysent nos préférences à partir de nos statistiques de consultation, vont assez rapidement faire un tri et restreindre ce qui nous est proposé dans les fils d’actualité à ce qui attire le plus notre attention, pour que l’on y retourne le plus souvent possible. La raison est simple : ces plates-formes vivent de la publicité, et obéissent donc aux mêmes canons de beauté que les media commerciaux. Leurs clients sont les annonceurs et leur produit est du temps de cerveau disponible. Plus nous sommes attirés par les contenus proposés dans les fils d’actualité, plus nous passons de temps sur ces réseaux, et plus ils peuvent vendre de publicité.
C’est là que nous arrivons au problème. En général, ce qui nous attire le plus est rarement demandeur d’un gros effort de réflexion. C’est généralement récréatif, distrayant, et ne demandant aucun effort de réflexion prolongée. Tout le contraire de ce dans quoi il faut se plonger pour devenir un citoyen informé sur les défis environnementaux : ceux-ci sont complexes, pas spécialement récréatifs, et bien plus souvent stressants que relaxants. La compréhension des enjeux pousse à se remettre en question et donc à sortir de sa zone de confort.
En s’adressant chaque jour à plusieurs milliards d’individus, ces réseaux sociaux – ou plutôt leurs algorithmes qui décident des contenus qui nous seront proposés – jouent un rôle majeur dans la diffusion ou non de l’information. Si leur mode de fonctionnement est de privilégier des informations qui nous laissent dans notre zone de confort, ils nous empêcheront par là même d’être correctement informés, notamment sur les faits. Et il est aussi peu probable d’arriver à résoudre par hasard un problème complexe que nous n’avons pas compris que de taper le cœur de la cible quand on jette une fléchette les yeux bandés sans savoir dans quelle direction lancer son projectile.
L’ouvrage d’Arthur Grimonpont a donc le mérite de nommer un problème – la restriction opérée sur notre perception du monde par les algorithmes des réseaux sociaux – qui est lui-même un obstacle à la compréhension d’un autre problème : le défi climatique, et plus largement celui des limites planétaires.
Que faire quand une poignée de groupes privés ont réussi à occuper une position dominante dans la structuration de notre rapport au monde, grâce à des algorithmes pilotant ce qui apparaît sur des interfaces dont nous sommes presque tous dotés ? Que faire quand les intérêts de ces groupes ne sont pas du tout les intérêts de la collectivité ? Que faire quand les sièges sociaux de ces groupes sont situés dans un pays dominant qui voit l’Europe avant tout comme un paquet de consommateurs et un vivier où se servir en ingénieurs ?
Il n’y a pas de réponse évidente à ces questions. Mais il devient urgent de nous les poser.