Ce qui suit est une petite allocution (6 minutes 30 chrono !) prononcée le 3 mai 2004, en préambule à la présentation à la presse du film « Le Jour d’Après » (« The Day After« ). Ce film comporte un certain nombre de catastrophes climatiques, dont une glaciation qui s’abat en une semaine sur les Etats-Unis et l’Europe, et les distributeurs du film ont accepté de réserver un petit moment de cet événement pour clarifier le lien avec le changement climatique « réel » (excellente initiative !).
Je me suis donc retrouvé à devoir faire un petit laïus sur les faits essentiels du « vrai » changement climatique, devant un parterre de critiques de cinéma, qui se sont probablement demandés un temps si ils ne s’étaient pas trompés de salle, et dont je reproduis le texte ci-dessous. Tant que j’y étais, j’ai farci le texte de liens, pour celles et ceux qui voudraient aller directement sur les pages approfondissant les notions que j’ai du exprimer dans un minimum de temps.
Si ce texte venait à être cité, j’attire l’attention du lecteur/journaliste sur le fait que j’ai soigneusement pesé chaque mot, en prenant bien soin de mettre celui là (ou cette phrase là) et pas un(e) autre.
Merci, alors, de ne pas me faire dire autre chose que ce que j’ai réellement écrit, notamment en sortant une phrase de son contexte.
Discours
Mesdames et Messieurs, et chers amis pour ceux que je reconnais dans la salle,
Je suis très heureux que le distributeur du film « Le Jour d’après », et la Fondation Nicolas Hulot, à qui je dois aussi ma présence ici, m’aient permis de m’exprimer quelques minutes, avant le début de la projection, pour évoquer brièvement le changement climatique du monde réel, avant que nous ne découvrions – ensemble, car je n’ai pas eu de privilège particulier – le changement climatique qui sert de cadre au film.
Personne dans cette salle ne doute, bien sûr, que nous allons voir une oeuvre de fiction, et je ne crois pas que quiconque – et en particulier pas ses producteurs – prétende qu’elle donne une vision probable – ou même seulement possible – du changement climatique étudié par la science.
Il n’en reste pas moins parfaitement légitime de se demander si le film que nous allons voir est très éloigné, un peu éloigné, ou pas éloigné du tout de ce qui pourrait se passer dans les décennies qui viennent, pour les terriens que nous sommes, ou pour ceux que nous mettrons au monde.
Faute de pouvoir répondre à cette question tout de suite, je vais me contenter de vous rappeler très brièvement – une description détaillée demanderait une heure au bas mot – les principales conclusions du dossier scientifique. Pour celles et ceux qui le souhaiteraient, je suis sûr qu’un certain nombre de personnes que je reconnais dans la salle – et votre serviteur – seront ravies de répondre à vos questions après la projection, étant entendu que je ne peux garantir un avis autorisé sur la qualité des décors ou le maquillage de l’héroïne.
Cela fait presque 2 siècles que les physiciens ont identifié les principaux gaz à effet de serre présents dans l’atmosphère, et que nous savons que leur abondance influe sur le climat terrestre.
Cela fait plus d’un siècle que Svante Arrhenius, un scientifique suédois qui recevra le prix Nobel de chimie en 1903 pour d’autres travaux, a fait le premier calcul – correct en ordre de grandeur – reliant élévation du CO2 dans l’air, et élévation de température planétaire à suivre. Arrhenius en avait justement conclu, sans que cette pensée ne l’inquiète à l’époque, que la civilisation industrielle allait engendrer un réchauffement climatique global de l’ordre de quelques degrés.
Cela fait un siècle et demi que les relevés de températures sont en nombre suffisant pour que nous ayons une bonne idée de la variation de la moyenne planétaire. Cela fait enfin plus de 45 ans qu’il existe des mesures continues du CO2 dans l’atmosphère, et dans cette chronologie j’aurais pu ajouter que le premier ordinateur, construit il y a 60 ans, a servi à expérimenter le premier modèle numérique de prévision météorologique jamais réalisé. Je ne devrais donc pas dire cela dans cette salle, mais l’évolution climatique de notre planète est un sujet d’intérêt bien plus ancien pour la science que pour les médias.
Du dossier scientifique, il ressort aujourd’hui quelques certitudes, même si bien des inconnues subsistent par ailleurs :
- l’homme a augmenté de 30%, depuis 1850, la concentration du CO2 dans l’air, en brûlant des tonnages sans cesse croissants de gaz, de pétrole et de charbon, et en défrichant les forêts. Il faut 10.000 ans au moins à dame nature pour faire varier, toute seule, le CO2 dans les mêmes proportions,
- une fois mis dans l’air par nos soins, ce surplus de CO2 mettra des siècles – voire des millénaires – pour s’évacuer de l’atmosphère, vers l’océan, ou vers les écosystèmes continentaux, sans grand espoir que cette évacuation ne s’accélère significativement à l’avenir, les craintes portant plutôt sur un allongement de cette durée d’évacuation dans un climat modifié,
- à cause de cette longévité du CO2 dans l’air, nous – et nos descendants – allons constater des perturbations climatiques croissantes pendant des centaines ou des milliers d’années, selon la conséquence à laquelle on s’intéresse,
- toutes les estimations convergent pour dire que la température planétaire montera de 1 à 5 degrés au cours du 21è siècle, et continuera de monter ensuite. L’ampleur de l’augmentation dépendra essentiellement de ce que nous allons émettre comme CO2 – dont je rappelle que c’est le principal gaz à effet de serre émis par l’homme, mais pas le seul – pendant le siècle à venir,
- quelques degrés en plus pour la température planétaire, ce n’est pas une simple affaire de destination pour les vacances estivales. Quelques degrés de plus pour la terre dans son ensemble, c’est un changement d’ère climatique.
Ainsi, lors de la dernière déglaciation, la température moyenne de la terre est passée de 10 °C – sa valeur il y a 20.000 ans ; il y avait à l’époque un glacier de 3 km d’épaisseur sur l’Allemagne, et la Manche était à sec – à 15 °C, sa valeur d’il y a 10.000 ans, et, depuis, cette moyenne a très peu varié. Mais nos ancêtres ont du s’adapter à 5 °C de hausse en 10.000 ans, alors que nous parlons maintenant de prendre quelques degrés en un à deux siècles, ce qui serait 50 à 100 fois plus rapide ! Cette situation est sans précédent dans l’histoire de notre espèce, et sera considérablement plus risquée que tout ce que nous avons connu dans le passé. Pour tenter d’illustrer mon propos, c’est toute la différence qu’il y a entre rentrer dans un mur à 2 km/h, ou y entrer à 100 ou 200 km/h
- comme cette situation sera inédite, il est – et restera – rigoureusement impossible à la science d’en exposer à l’avance toutes les conséquences possibles. Se tourner vers le passé aide incontestablement à mieux cerner le futur, mais ne suffit hélas pas pour faire des projections très détaillées pour les siècles qui viennent. Gardons-nous, toutefois, de croire, comme nous le faisons trop souvent, que l’ignorance est une garantie qu’il ne se passera rien de gênant, et souvenons nous que les grandes crises d’extinction du passé sont vraisemblablement associées à des transitions climatiques brutales, comme celle qui a causé la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. Mon sentiment – mais il s’agit bien de mon sentiment, et de rien d’autre – est qu’il n’est aujourd’hui pas possible d’exclure quelques milliards de morts comme conséquence ultime d’une transition climatique qui se situerait dans le haut de la fourchette des projections disponibles.
- l’un des effets possibles de l’évolution actuelle sur lequel il y a de la visibilité, cependant, est en général une cause de grande surprise pour celui ou celle qui la découvre : il s’agit d’un possible refroidissement brutal sur l’ensemble de l’Atlantique Nord, dans un monde qui pourtant se réchauffera globalement. Par brutal il faut comprendre « en quelques décennies », et non, comme c’est le cas dans le film (c’est la seule indiscrétion que l’on a bien voulu me faire), en une semaine. Un tel refroidissement brutal de l’ensemble de l’Atlantique Nord pourrait survenir si le Gulf Stream s’arrêtait à l’avenir, comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises au cours des 100.000 dernières années, pour des raisons désormais relativement bien connues.
L’avant-dernier de ces arrêts du Gulf Stream, il y a 12.000 ans, a également eu pour conséquence, outre une baisse très nette de la température, une division par 2 à 4 des précipitations pour les endroits de l’Europe de l’Ouest où les données sont disponibles. La question de l’évolution des précipitations si un tel arrêt du Gulf Stream se reproduisait à l’avenir est donc posée, sans qu’une réponse claire ne puisse lui être apportée aujourd’hui.
S’il m’est donc impossible de vous dire dès maintenant si ce film est plausible ou pas dans tous ses détails – et normalement il ne devrait pas l’être, car tout scénariste a droit à sa part de créativité ! -, l’éventualité d’un refroidissement européen et est-américain aux conséquences massives, survenant en quelques décennies dans un climat qui se réchauffera globalement, n’est pas totalement chimérique. La science ne peut aujourd’hui conclure sur le degré de probabilité (on sait juste que c’est possible), la date si cela arrive, et l’ampleur exacte du phénomène si il se produit.
Ce que peut néanmoins dire la science, c’est que tant que nous émettrons des quantités croissantes de gaz à effet de serre, le risque qu’un tel arrêt du Gulf Stream se produise, d’ici quelques décennies à quelques siècles, augmentera avec le temps.
Sur ces mots d’espoir, je cède la place au projectionniste, en vous souhaitant un bon film !
Et une fois que je l’ai vu, j’en pense quoi ?
Bien entendu, juste après ce petit speech j’ai vu le film, ce qui permet d’avoir un avis bien plus circonstancié sur sa vraisemblance scientifique. Je ne m’étais pas trompé en supposant que le scénariste avait plus fait appel à son imagination qu’aux rapports du GIEC :
- Si l’arrêt du Gulf Stream, dans un avenir qui se compte au minimum en décennies (et plus probablement en siècles), est possible, le fait qu’il se produise en une semaine, comme dans le film, est rigoureusement impossible. Entre le début et la fin d’un tel processus, il s’écoulerait au moins quelques décennies,
- Un tel arrêt ne peut en aucun cas provoquer une glaciation en Europe et aux Etats Unis, comme cela se passe dans le film. Un refroidissement de 4 à 5 degrés de la température moyenne par rapport à aujourd’hui (ce que l’arrêt du Gulf Stream a fait dans le passé pour l’ensemble de l’Atlantique Nord), ce n’est pas tout à fait une glaciation, qui, en Europe, demanderait une chute d’au moins 10 °C de la moyenne annuelle.
- Si un raz de marée inondait New-York à cause d’un ouragan, l’eau se retirerait et retournerait dans la mer une fois cet ouragan terminé (cela serait différent s’il y avait des digues et que l’eau passait par dessus, les digues empêchant l’eau de retourner à la mer, mais à New-York ce n’est pas vraiment le cas). Pour qu’il reste définitivement 10 mètres d’eau dans les rues ensuite, comme dans le film, il faudrait que le niveau de l’océan mondial monte de 10 mètres d’un seul coup d’un seul : ce n’est pas prévu pour demain ! (et est tout à fait impossible en quelques jours : une élévation de cette ampleur, qui n’est pas impossible à l’avenir, demanderait plutôt un millénaire)
Si les catastrophes décrites dans le film ne sont donc pas vraisemblables (mais encore une fois c’est normal : c’est un film, pas un documentaire), y a par contre deux éléments qui y sont évoqués avec une certaine justesse :
- Sans qu’il soit exactement conforme à la réalité, il y a « quelque chose » dans le jeu d’acteurs qui est très représentatif de ce qui se passe dans le monde réel.
- la difficulté que le monde scientifique rencontre pour faire comprendre à ses interlocuteurs (politiques, journalistes, « décideurs » économiques, et plus généralement chacun d’entre nous, car nous votons) que le monde de demain pourrait être très différent de ce que nous avons toujours connu, et le « refus » assez spontané de la part de ces différents publics d’accepter cette hypothèse, correspondent assez à ce que je peux constater, même si les véritables dangers à redouter n’ont rien à voir avec ce qui se passe dans le film.
- En particulier, bien qu’un peu caricatural dans la forme, le dialogue de sourds du film entre le professeur beau gosse, et le vice président obtus (qui n’est pas sans rappeler le véritable, et je pense que le clin d’œil n’est pas involontaire !), est probablement assez en phase avec ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis, mais aussi dans notre Hexagone, même si l’affrontement est plus feutré, et ne se fait pas directement entre le président et des chercheurs (voir ci-dessous). J’ai fait le test à de nombreuses reprises (ah, qu’est-ce que l’on ne ferait pas pour essayer de ressembler au beau gosse du film) : quand on tente d’exposer le contenu du dossier scientifique du changement climatique au monde politique (à un député, un ministre…), et pourquoi une conséquence logique serait de commencer sans tarder une révolution en douceur, car les changements à opérer sont considérables, on passe généralement pour un gentil illuminé, ou un doux dingue, c’est au choix. C’est plus poli dans la forme, mais souvent tout autant un dialogue de sourd sur le fond.
- Par contre, il y a un intermédiaire essentiel que le film oublie de montrer, et qui change tout dans le monde réel : les média. A la différence de ce qui se passe sur l’écran lors d’une des premières scènes, où le professeur cause devant un vice-président sagement assis au milieu d’une assistance attentive, je ne crois pas que les scientifiques qui travaillent sur le changement climatique aient très souvent eu l’occasion d’aller expliquer en direct à M. Chirac (ou à M. Cheney, ou à M. Poutine) comment fonctionne le monde qui nous entoure ! En tous cas je n’en connais pas un à qui un chef d’état ou de gouvernement ait accepté de donner quelques heures de son temps, en acceptant de refaire l’étudiant pour bien comprendre de quoi il retourne. Dans le monde réel, tout ce dialogue « science-politique » passe par les média, avec des effets pervers très importants, qui ne sont pas dus qu’à la seule mauvaise volonté ou incompétence des journalistes. Une scène plus conforme à la réalité aurait probablement été l’apparition d’une moue sceptique sur le visage du Vice-Président après que ce dernier ait lu, en 5 minutes, une interview d’un scientifique dans le journal, voire une note rédigée par le conseiller ad hoc à partir d’une interview dans le journal….. Dans le monde réel, que des informations détaillées et de première main parviennent au monde politique est l’exception, non la règle.
- Bien que les événements qui se produisent dans le film soient, je préfère insister, complètement invraisemblables, l’idée que l’évolution climatique en cours nous réserve des surprises, probablement plus mauvaises que bonnes, que la science n’aura pas pu prévoir très longtemps à l’avance, voir pas prévoir du tout, est juste. Le film a au moins le mérite de rappeler que l’ignorance n’est pas une garantie contre les mauvaises surprises majeures, ce que trop de personnes pensent implicitement quand elles expliquent qu’il ne faut pas agir tant que la visibilité n’est pas parfaite (ce qui n’arrivera jamais, comme il est expliqué dans le petit discours reproduit ci-dessus).
En résumé, sur la base d’événements factuellement impossibles, mais qui permettent assurément des effets spéciaux en nombre, le film attire l’attention du spectateur sur un vrai problème du vrai dossier du vrai changement climatique : comment permettre aux décideurs, qui ne sont pas familiers des processus climatiques (et c’est normal), et plus généralement à chacun d’entre nous, qui les élisons, d’interpréter correctement, et « à temps », le signal de danger émis par la communauté scientifique, pour réagir de manière appropriée ?