MEADOWS Donella, MEADOWS Denis, RANDERS Jorgen, Les limites à la croissance (dans un monde fini), 30 ans après, éditions Rue de l’échiquier, 2012
(425 pages, 25€, tous publics)
Le texte ci-dessous constitue la préface à la traduction en français de « The 30 Year Update » (mais qui est publiée dans notre pays 40 ans après le travail original, ce qui pose un problème de titre !). La version anglaise de ce livre constituait une suite – 30 ans après précisément – au livre « The Limits to Growth« , qui synthétisait sous une forme grand public le travail de dynamique des systèmes effectué, au MIT et à la fin des années 1960, par Jay Forrester et Dennis Meadows – entre autres – sur le devenir d’une humanité industrielle et agricole.
The Limits to Growth a marqué une époque. C’est dire si je suis très fier d’avoir été choisi pour rédiger la préface de la traduction en Français de « The 30 Year Update » !
Préface
40 ans après, comment redire l’indicible ?
La limite, c’est notre ennemie. A bien y regarder, les grandes aventures humaines ont toujours eu pour objectif de dépasser les limites. La Lune est à 400 000 km de la Terre, séparée de nous par le vide, et totalement incapable d’accueillir un être humain dans la tenue d’Ève ? Qu’à cela ne tienne, un peuple entier se mobilise – et une entreprise comptant jusqu’à 400 000 personnes est mise sur pied – pour parvenir à y faire une promenade du dimanche.
Les expéditions de Marco Polo, de Vasco de Gama, de Magellan, de Colomb, de Cartier, ou d’Admundsen – et de tant d’autres explorateurs qui ne sont pas restés dans les mémoires – ont toutes eu un point commun : aller voir ce qui se passait au-delà de la limite inconnue.
Quand ils ne peuvent s’affranchir eux-mêmes des limites, les hommes s’inventent volontiers d’innombrables divinités capables de le faire à leur place. La palme de la création d’une « humanité sans limites » revient probablement aux Grecs (et aux Romains qui les ont copiés), dont la ribambelle de dieux et déesses, désespérément humains dans leur enveloppe corporelle et leurs comportements sentimentaux, n’en étaient pas moins aptes à s’affranchir d’à peu près n’importe quelle loi terrestre s’il leur plaisait de le faire.
Au milieu de ses rêves d’ailleurs, notre espèce a un jour découvert la machine à vapeur et son charbon, puis le moteur à combustion interne et son pétrole. L’ère industrielle a alors fait de la technique le terrain de jeu favori pour tutoyer la limite. Augmenter le patrimoine de connaissances, et augmenter le nombre d’applications techniques qui en découlent, sont devenus des buts en soi, qu’elles concourent effectivement à la maximisation du bien-être global ou pas.
Et, de fait, augmenter le bien-être est-il la principale motivation du physicien qui court après son boson de Higgs, ou de l’ingénieur qui cherche à diffuser un match de foot sur son téléphone portable ? Ou bien faut-il admettre que ce qui motive ces deux personnages – et beaucoup d’autres qui leur ressemblent – est, en version moins dotée en biceps, la même soif de franchissement de la limite que celle qui animait les Normands embarquant sur leurs drakkars vers un univers largement inconnu ?
Aujourd’hui encore, que l’on soit un grand sportif, grand drogué, grand président, grand patron ou grand artiste, on est « grand » quand on a dépassé une limite. L’élève en difficulté que l’on essaie de remettre sur les rails n’obéit pas à une loi différente, au fond : il doit lui aussi dépasser ses propres limites…
Quel rapport avec le présent livre ? C’est qu’il y est presque uniquement question de limites, non point pour les dépasser, mais au contraire pour s’en accommoder. Et toute la question est bien de savoir comment nous allons faire avec notre patrimoine génétique, qui semble assez peu disposé à en tenir compte.
L’idée de base du travail qui a nourri ce livre est d’une simplicité biblique : pour que les hommes puissent produire, qu’il s’agisse de nourriture ou de la fusée Ariane, il leur faut des ressources naturelles. Ces dernières donnent, par transformation, à la fois les produits que nous désirons, dont la valeur monétaire globale s’appelle le PIB, et des sous-produits indésirables, qui constituent la pollution – laquelle abaisse parfois la qualité des ressources restantes.
Pour le moment, plus le temps passe, et plus on peut nourrir une humanité nombreuse, et fournir une production industrielle et de services en quantités croissantes. Mais… jusqu’à quand ?
La réponse apportée en 1972 par The Limits to Growth, que nombre de Français ont connu sous l’intitulé « Rapport du Club de Rome » (et mal traduit en français par Halte à la croissance ?), fera l’effet d’une bombe : tant que nous poursuivons un objectif de croissance économique « perpétuelle », nous pouvons être aussi optimistes que nous le voulons sur le stock initial de ressources et la vitesse du progrès technique, le système finira par s’effondrer sur lui-même au cours du XXIe siècle. Par « effondrement », il faut entendre une chute combinée et rapide de la population, des ressources, et de la production alimentaire et industrielle par tête.
Même si les auteurs soulignaient que ce choix ne leur appartenait pas, ils indiquaient que la seule manière d’éviter cette issue était de stabiliser le PIB mondial au niveau de 1975, et d’affecter tout progrès technique à venir à » faire plus propre à consommation constante « , et non à favoriser une consommation croissante. Bien évidemment, ce n’est pas le chemin que nous avons suivi depuis.
Paru à la fin des Trente Glorieuses, The Limits to Growth connaîtra un retentissement planétaire. Mais, malgré une approche lumineuse de l’imbrication de l’économie et des flux physiques, il subira ensuite la malédiction de Cassandre, ne réussissant ni à imprimer durablement sa marque dans l’univers des prospectivistes, ni à le faire dans l’univers des économistes.
Désormais, le seul souvenir qui reste de ce travail est que « ces pessimistes se sont trompés, puisque nous sommes toujours là ».
Mais ceux qui se donneront la peine de lire ou de relire The Limits to Growth verront qu’il n’a jamais été question que l’humanité ait déjà disparu en 2012, ni même qu’elle ait commencé à décroître. Car le XXIe siècle dure plus de 12 ans ! Dans ce contexte, fallait-il une mise à jour, puisque le travail initial est toujours d’actualité ? Pour vérifier le message de fond, certainement pas : il faut attendre la fin du XXIe siècle pour crier au génie ou au contraire conspuer l’incompétent. Mais pour rappeler l’esprit de l’oeuvre initiale à un moment où cette dernière n’est plus qu’un lointain souvenir, cela sera assurément utile.
Car cette question lancinante, devenue plus urgente que jamais, n’a toujours pas trouvé d’enceinte où être débattue à son juste niveau : si la croissance économique perpétuelle doit à relativement court terme, devenir un simple souvenir, comment, dans ce cadre, organiser un avenir économique, politique, social, et surtout mental qui soit désirable ?