DE BROGLIE Louis Albert, « Deyrolle pour l’avenir, volume I, Comprendre la Terre« , éditions Deyrolle, 2014
(106 pages, 24.5€, tous publics)
Postface
Le vivant, un patrimoine gratuit… et pourtant hors de prix
Y a-t-il quoi que ce soit de plus banal à nos yeux qu’un brin d’herbe ? S’il est une idée qui ne viendrait sûrement à l’esprit de personne, c’est bien de se pâmer d’admiration devant ce végétal terriblement commun. Et, pourtant, ce simple être vivant est déjà tellement sophistiqué que l’homme serait complètement incapable de le recréer à partir de rien.
C’est qu’il en aura fallu du temps pour que les forces de la nature aillent de « rien » à cette petite chose verte : près de quatorze milliards d’années ! Si nous remontons aussi loin dans le temps, on ne trouvera pas d’étoiles, pas plus de planètes et, par conséquent, pas le moindre brin d’herbe à l’horizon. À l’époque, l’Univers est né peu auparavant dans une formidable « explosion » appelée le Big Bang, et le seul élément existant est l’hydrogène.
Il n’y a nul espoir de trouver du carbone, qui est l’atome indispensable aux molécules qui composent les êtres vivants sur Terre, et pas plus de possibilité de dégoter un peu d’oxygène, indispensable pour former de l’eau : ces atomes n’existent pas encore. Il n’y a pas non plus de fer, de nickel, de silicium, d’aluminium ou de tout autre élément dont nous apprenons douloureusement l’existence pendant nos cours de chimie, et dont notre planète est formée. Rien de tout cela n’existe !
Tous ces atomes, il faudra attendre près de dix milliards d’années – une paille – pour les voir apparaître dans le coeur de la première génération d’étoiles, qui est née dès que l’hydrogène – ou les protons, plus exactement – est devenu disponible. Ces formidables machines thermiques, dont la température interne dépasse allègrement plusieurs millions de degrés, ont accompli le rêve de tout alchimiste sur Terre : fusionner progressivement des protons et des neutrons pour former les noyaux de tous les éléments stables aujourd’hui disponibles dans l’Univers.
C’est grâce à cette première génération d’étoiles que l’Univers a pu former l’argent, l’or, le cuivre, le titane, le platine, le phosphore, le soufre… et, bien sûr, le carbone, l’oxygène et l’azote, constituants premiers, avec l’hydrogène, de toutes les molécules du vivant sur Terre. Pour disposer de planètes, il fallait encore que ces atomes nouvellement créés puissent « s’échapper » de l’étoile qui les a vu naître.
Cela a été rendu possible par les considérables explosions qui ont caractérisé la fin de l’existence d’une partie de cette première génération d’étoiles (les supernovas), assurant la dispersion du fruit particulier de leurs entrailles dans l’univers, sous forme de gigantesques nuages de poussière. Ces poussières sont parfois venues s’agglutiner autour de nouvelles étoiles en formation, dites de « deuxième génération », comme par exemple notre Soleil.
Et voici comment s’est formée notre planète, il y a environ cinq milliards d’années, par agrégation – sous l’effet de l’attraction universelle – de « déchets » de la première génération d’étoiles qui orbitaient autour d’une nouvelle étoile en formation. Pour voir apparaître notre banal brin d’herbe, il faudra encore quelques étapes et un peu de patience.
L’expérience demande que se forme un océan, dont l’origine reste un sujet de débat, et une atmosphère, probablement issue – au moins pour partie – du volcanisme massif des premiers temps. Quelques centaines de millions d’années de bombardement de l’océan primitif par des éclairs incessants seront nécessaires pour parvenir à faire les premiers assemblages organiques dignes de ce nom.
Mais, après l’apparition des premières algues ou levures, la nature aura encore besoin de quelques milliards d’années pour jouer au Meccano avec ce qu’elle vient de créer, pour finir par « mettre au point » des êtres aussi évolués qu’une touffe d’herbe ou… un moucheron.
Un moucheron, merveille de la nature ? Assurément. A chaque fois que nous célébrons une de nos prouesses technologiques, nous devrions réaliser que l’univers a fait bien mieux depuis longtemps. Prenez un hélicoptère : cet engin capable de faire du vol stationnaire pèse quelques tonnes, demande d’énormes systèmes industriels pour être fabriqué, toute une infrastructure d’approvisionnement énergétique pour se déplacer (puits de pétrole, raffineries, oléoducs, pétroliers et ports….), élève certaines de ses pièces à cent degrés quand il se déplace, et est incapable de fonctionner sans pilotage humain.
Avec le moucheron, la nature a su loger la même fonction – du vol stationnaire guidé – dans un dixième de gramme, qui reste constamment à température ambiante et ne fait à peu près aucun bruit. Notre moucheron comporte aussi un système complet de repérage permettant de faire la différence entre une « piste d’atterrissage », un congénère, et de quoi s’alimenter, plus un complexe industriel apte à transformer des molécules externes très diverses en énergie et pièces de rechange (la digestion), ainsi qu’un système permettant de refaire le même être à l’identique (la reproduction), et tout cela sans dynamiter la moindre mine ni construire la moindre usine !
Notre brin d’herbe, quant à lui, sait tirer parti de l’énergie solaire, d’un peu d’eau, de quelques minéraux et de l’air ambiant pour synthétiser, sur un millimètre carré de surface, à température ambiante, et sans déranger les autres êtres vivants qui se trouvent à proximité, son énergie et ses constituants de structure (cellulose par exemple). Quand l’homme veut utiliser l’énergie solaire pour en tirer du courant de manière « propre », il commence par creuser des mines, construire des usines, fondre du silicium a plus de mille degrés, et transporter tout cela par camion…
Notre brin d’herbe sait aussi modifier la nature de sa production entre l’hiver et l’été (ce que le panneau solaire ne sait pas vraiment faire), faire des racines vers le bas et des feuilles vers le haut et non l’inverse, et sait, comme tout être vivant, se reproduire. Les « instructions de base » pour recréer un brin d’herbe tiennent, comme pour tout être vivant, sur une seule molécule (l’ADN), enfonçant dans les grandes largeurs les prouesses de miniaturisation de notre espèce.
Alors oui, notre brin d’herbe, comme du reste les quelques dizaines de millions d’êtres vivants qui existent aujourd’hui, est une merveille de sophistication, de miniaturisation, et de précision, qui n’a pas de prix, parce que notre activité est capable de le détruire, mais en aucun cas de le recréer. Parlons – un peu – argent pour illustrer que, ici, justement… l’argent n’est pas la question.
La station spatiale internationale, espèce de grosse boîte de conserve située à 400 km d’altitude, a couté 100 milliards de dollars, et peut héberger 6 spationautes en costume d’Adam. Pour 15 à 20 milliards par personne, c’est-à-dire un million d’années de salaire d’un smicard, on arrive tout juste à avoir quelques centaines de m3 d’air rendu respirable, un cycle de l’eau élémentaire, et une protection contre le froid intersidéral. A ce prix là, nous n’avons pas encore « payé » le moindre ADN de brin d’herbe, loin s’en faut !
Faut-il pour autant se prosterner devant tout brin d’herbe en s’interdisant d’y toucher ? Cela n’aurait pas grand sens. Le destin a fait, et c’est ainsi, que l’animal ne survit qu’en consommant un peu son environnement : en s’alimentant, l’herbivore mutile ou tue le végétal, et le carnivore tue sa proie. Mais, avec plus de 7 milliards de représentants sur Terre, l’homme est devenu un tel facteur de pression sur le reste du vivant qu’il ne peut plus, désormais, se désintéresser de son impact en pensant que les forces de la nature se chargeront de réparer tout ce qu’il détruit.
Se limiter de nous-mêmes sera probablement le premier défi que notre espèce va collectivement devoir relever dans un monde devenu terriblement fini. De plus en plus, nous devrons arbitrer à tout instant entre la destruction immédiate d’une partie du vivant, contrepartie inexorable de la consommation du moment de quelques milliards d’individus, et sa préservation, garantie de notre confort futur… ou même de notre survie.
Et comment déterminer où se situe la juste limite sans comprendre comment les êtres vivants fonctionnent et interagissent ? A chaque fois qu’un lecteur ouvre un livre pour mieux comprendre ce monde unique que l’univers a mis 15 milliards d’années à créer, c’est donc une petite victoire. Espérons que c’est aussi un pas de plus vers l’envie de contribuer à une action constructive, pour faire en sorte que ce qui a déjà duré un certain temps puisse continuer à le faire à l’avenir, parce que cette partie ne va pas se gagner sans que nous le décidions !