Texte paru dans « 365 jours pour la terre » en septembre 2003
L’avenir climatique de nos ancêtres, il y a 10 ou 20.000 ans, pouvait leur apparaître incertain mais, à l’évidence, il ne dépendait pas de leur comportement : ils pouvaient bien sacrifier quelques mammouths en pensant amadouer les forces naturelles, cela ne changeait pas grand-chose à la manière dont le climat planétaire allait évoluer quelques siècles plus tard.
Ce pouvoir de modifier le climat qu’ils n’avaient pas, nous l’avons malheureusement acquis à nos dépens, et pour la première fois de son histoire, l’homme est devenu un agent climatique. Comment ? En émettant massivement des gaz à effet de serre, qui sont venus significativement renforcer un effet (de serre) qui existe naturellement depuis plusieurs milliards d’années sur notre planète et sans lequel la température moyenne serait de -15°C, température à laquelle la vie telle que nous la connaissons n’existerait probablement pas.
Les gaz à effet de serre, dont les principaux sont la vapeur d’eau (0,3 % de l’atmosphère), le gaz carbonique (0,04 %) et le méthane (0,0002 % !), sont transparents au rayonnement reçu par la terre, permettant ainsi à l’énergie provenant du soleil de parvenir jusqu’au sol. Ils sont par contre opaques au rayonnement infrarouge émis par notre planète, empêchant alors l’énergie de repartir aisément vers l’espace.
Mais notre espèce a brutalement rompu l’équilibre : depuis 1850, nous avons augmenté la concentration atmosphérique de gaz carbonique de 30 %, et nous l’avons doublée pour le méthane, ces deux faits étant sans précédent depuis au moins 400.000 ans. La température moyenne de la planète, qui était stable depuis 10.000 ans, pourrait grimper de quelques degrés en un siècle si nous poursuivons des émissions sans cesse croissantes. Cet ordre de grandeur est connu depuis fort longtemps : c’est un scientifique Suédois, Svante Arrhenius (Prix Nobel de chimie 1903), qui l’a exposé le premier, en 1896.
Quelques degrés de hausse de la moyenne planétaire, ce n’est pas une peccadille : c’est ce qui sépare une période « chaude », comme celle que nous connaissons aujourd’hui, d’une ère glaciaire, pendant laquelle le Nord de l’Europe et le Canada sont recouverts d’une couche de glace de plusieurs kilomètres d’épaisseur, la mer est plus basse de 120 mètres, et la France ne porte qu’une maigre steppe gelée, bien incapable de nourrir quelques millions d’individus. En outre une déglaciation met environ 10.000 ans à se produire : s’il est impossible de savoir avec précision ce que donnerait une hausse de quelques degrés de la moyenne planétaire en un ou deux siècles, il est à craindre que cela se rapproche plus d’un « choc climatique » que d’une affaire de pulls en plus ou en moins l’hiver.
Une évolution aussi rapide de la température du globe pourrait signifier un dérèglement important du cycle de l’eau, avec des inondations et des sécheresses de plus en plus sévères, l’accroissement de l’intensité des ouragans, la fonte possible du Groenland et d’une partie de l’Antarctique au bout de cinq à dix siècles (la mer monterait alors de 12 mètres) ou la disparition du Gulf Stream en quelques décennies, ce qui pourrait abaisser la température moyenne de l’Europe de l’Ouest de 5° à 6°C, sonnant peut-être le glas de toute l’agriculture française. Nous risquons également la mort des coraux, la migration rapide en direction des pôles de maladies tropicales diverses (fièvre jaune, paludisme, dengue, et autres amabilités), pouvant agresser aussi bien les plantes et les animaux que l’espèce humaine, et nous n’avons bien sûr pas idée de toutes les mauvaises surprises possibles. Toutes ces éventualités ne sont pas des chimères de romancier de science fiction, mais sont très sérieusement documentées dans la littérature scientifique et technique disponible.
La réponse de nos sociétés à des troubles climatiques brusques reste aujourd’hui inconnue, mais il importe de se rappeler que tout ou presque, dans le monde qui nous entoure, est adapté aux conditions climatiques locales : c’est vrai de l’agriculture et des forêts, des bâtiments, des voies de communication, et même de notre garde-robe….
Alors, si nous voulons réagir, que faire ? Les gaz à effet de serre ont une durée de vie qui dépasse le siècle une fois émis, alors qu’il ne faut que quelques mois pour qu’ils se répartissent de manière homogène dans l’atmosphère. Leur lieu d’émission étant sans importance pour la perturbation climatique, cela condamne l’humanité à se mettre d’accord autour d’une réduction effectuée de concert, faute de quoi un seul « mauvais élève » peut réduire à néant les efforts de tous les autres pays. Cela n’exclut pas, pour autant, la vertu de l’exemple, que l’on oublie trop souvent à mon sens.
Jusqu’où réduire ? Pour arrêter d’enrichir l’atmosphère en gaz carbonique, il faut diviser les émissions mondiales de ce gaz par 2 au moins. Si chaque terrien dispose du même « droit à émettre » dans un tel contexte (le monde est alors parfaitement équitable !), les Français devront diviser leurs émissions par 4, ce qui signifie diviser par le même facteur notre consommation de pétrole, de gaz et de charbon (le nucléaire et les renouvelables restant disponibles, avec des potentiels fort différents selon les voies envisagées). Les Américains devraient diviser leurs émissions par 12, et les Chinois ne pourraient guère les augmenter au-dessus du présent niveau. Avec les technologies en vigueur, il suffit, pour atteindre ce plafond, d’effectuer un seul vol transatlantique, ou de se chauffer quelques mois au gaz naturel, ou de faire 5 à 10.000 km en voiture, ou d’acheter quelques dizaines à quelques centaines de kg de produits manufacturés (qu’il a bien fallu produire et transporter), ou de manger une centaine de kg de viande de bœuf (le recours à l’agrochimie et aux engins agricoles faisant qu’il y a des « gaz à effets de serre » dans à peu près tout ce que nous mangeons).
C’est dire que stabiliser la perturbation climatique suppose un changement radical de notre projet de société et non quelques corrections mineures à la marge. Au « consommons toujours plus ! » il faudrait substituer un « Émettons toujours moins ! ». La croissance perpétuelle de notre consommation matérielle, en particulier, n’y survivrait probablement pas. Mais si nous voulons être sûrs de guider nos propres enfants vers un monde accueillant, avons-nous vraiment le choix ?