Etre dedans, ou être dehors ? Éternel dilemme dès qu’il s’agit de se frotter à des gens dont on ne partage par la vision… Cette question, elle s’est évidemment posée lorsque Eric Besson, ci-devant ministre de l’industrie au moment où j’écris ces lignes, me propose (en juillet 2011, et par cabinet interposé) de participer à une commission chargée de réfléchir à l’approvisionnement énergétique de la France à l’horizon 2050 (cette commission démarre en septembre 2011).
Ayant déjà eu, de par le passé, l’occasion de tremper dans des exercices pilotés par un ministre (notamment le débat national sur l’énergie en 2003 et le Grenelle de l’Environnement après 2007), je sais que dire oui comporte des risques. Sans que la liste ci-dessous soit limitative, on peut au moins penser à :
Celui d’être instrumentalisé, c’est-à-dire que le ministre vous prête, pour le bénéfice de son image, des conclusions qui ne sont pas les vôtres, ou réduise votre pensée à une minime fraction de celle-ci, ou vous mette en avant dans un package dans lequel il associe des choses que vous avez affirmées et des choses qui n’engagent que lui, etc. Ce risque est évidemment encore plus grand quand on est en période pré-électorale,
- Celui d’être jugé de travers par des interlocuteurs auxquels vous avez affaire par ailleurs (clients, amis, collaborateurs, journalistes, etc), qui se baseront avant tout sur ce qu’en dit la presse (même pour les journalistes, c’est très fréquent de ne pas aller chercher ailleurs que dans ce qui est paru dans d’autres médias !), qui aura nécessairement un compte rendu réducteur – voire franchement faux – des échanges qui auront pris place (et pour l’heure j’ai choisi de ne jamais rien démentir, pour des raisons qui sont exposées sur une autre page). Dans le cas d’espèce considéré, cela sera d’autant plus vrai qu’une partie des journalistes a une furieuse tendance à réagir au mot nucléaire comme le taureau au chiffon rouge. Dans cette catégorie, on va trouver le risque :
- d’être présenté comme participant à des travaux conclus avant même d’avoir commencé (c’est un risque qui existe toujours, quel que soit le sujet, mais il faut aller voir d’un peu près pour en juger),
- de voir la presse se focaliser sur un sous-ensemble du mandat confié, qui peut être très réducteur par rapport à ce qui va être regardé. Ici c’est à l’évidence le cas, une large partie des articles publiés se focalisant sur le nucléaire, oubliant allègrement que les 2/3 de l’énergie finale consommée en France sont constitués du pétrole et du gaz, et qu’il est aussi prévu d’y passer plus de 15 secondes,
- d’être considéré comme solidaire des décisions que le gouvernement prendra à la suite de cette commission, quelles que soient ces dernières, et même si ce n’est pas du tout ce que vous vous êtes engagé à faire ou dire,
- d’être considéré comme solidaire du parti politique au pouvoir, ou des actes préalables du ministre qui vous invite (donc en l’espèce que l’on soutient ce que Besson a pu dire ou faire comme ministre de l’identité nationale, ce qui serait à l’évidence totalement infondé), et j’en passe.
Or dans notre pays il est très difficile de commencer à lutter contre une rumeur une fois qu’elle circule. Cela fait par exemple 10 ans que me colle aux basques la rumeur – amplement propagée par des militants antinucléaires divers et relayée par des médias ou journalistes qui n’ont jamais pris la peine de me poser la question 🙂 – qui voudrait que je sois un toutou à la solde de l’industrie nucléaire, alors que depuis que je suis consultant dans le domaine énergie et climat j’ai fait de l’ordre de 1% de mon chiffre d’affaires avec les acteurs de cette filière (et avant zéro). Il faut donc accepter, quand on participe à ce genre d’exercice, que se déclenche une rumeur totalement infondée mais dont il sera impossible de se débarrasser ensuite, comme le sparadrap du capitaine Haddock dans un Tintin célèbre.
Au vu de ce qui précède, un français sain d’esprit se voyant proposer de participer à un exercice incluant le nucléaire à moins d’un an d’une présidentielle devait donc immédiatement dire non, nous sommes bien d’accord ! Par ailleurs, si l’on regarde le fond, il y a aussi pléthore de raisons de décliner une telle offre :
- Cette commission aurait du à l’évidence être mise sur pied en début de mandature pour avoir les bonnes idées quand on a encore les mains libres. Maintenant, elle arrive bien trop tard pour déboucher sur des mesures structurantes sur l’offre… ou sur la demande.
- Une telle commission mise sur pied en début de mandat aurait permis de réaliser très tôt que « de plus en plus de pétrole » ne passe déjà plus dans notre pays (car c’est une des choses évidentes pour qui se penche un peu sur la question), ce qui aurait permis d’adapter en début à peu près tout le pays à cette réalité alors que nous avons continué à bâtir le pays avec l’hypothèse inverse, préparant du chômage et de la désillusion,
- Cela aurait permis de comprendre que la taxe carbone était tout autant une mesure de lutte contre le changement climatique que la conservation en France d’une recette fiscale qui sinon partira chez les producteurs d’hydrocarbures,
- Cela aurait permis de raisonner d’entrée de jeu à la bonne échéance (2050) en matière d’énergie, en appréciant l’irréversibilité des choix, car l’énergie dépend d’infrastructures de production ou de consommation (routes, bâtiments) qui ont des durées de vie très longues, au lieu de bricoler à l’échéance d’un mandat avec du bonus malus et autres mesures non insérées dans une vision structurante d’ensemble,
- Cela aurait permis de disposer d’une mandature pour essayer de modifier la trajectoire européenne sur la libéralisation des marché de l’électricité, qui correspond à une vision « monde infini » et non à la réalité de celui qui nous entoure,
- etc.
Bref c’était il y a 4 ans qu’il fallait le faire, nous serons tous d’accord. Sauf que cela n’a pas été le cas, et que c’est maintenant que la proposition est faite. Alors il faut dire non, ou oui quand même parce qu’il y a toujours quelque chose à en tirer ? Par ailleurs, l’ironie de l’affaire est que c’est entre autres le consensus pour ne pas parler de nucléaire pendant le Grenelle, qui lui a pris place immédiatement après les élections, qui a empêché ce genre de débat de se tenir au bon moment. Or qui a fait partie des ardents défenseurs de ce consensus ? Entre autres les militants environnementaux médiatiques, qui maintenant expliquent que c’est trop tard pour en parler ! Peut-être qu’il était opportun de ne pas parler nucléaire dans le Grenelle. Mais alors il faut accepter que ce débat arrive plus tard…
- Cette commission va se réunir 4 fois en 3 mois. C’est évident qu’on ne fait rien de génial – ni même de pas génial, en fait – en 4 fois 2 heures. L’argument qui consiste à dire que cela justifie de ne pas y participer a incontestablement une base rationnelle. Mais quand on a participé une fois à ce genre d’exercice, on sait très bien que personne ne part d’une feuille blanche. Le but n’est pas de démarrer de zéro, mais de faire participer des gens qui ont déjà réfléchi au sujet, pour leur demander de confronter devant le pouvoir politique des raisonnements déjà existants et argumentés (bien ou mal, c’est justement l’idée d’essayer de faire un peu le tri).
A ce stade, il faut préciser une chose essentielle sur le fonctionnement d’une telle commission : elle est dotée de « rapporteurs ». Ce sont généralement des hauts fonctionnaires qui ont la charge – difficile – de gérer la logistique de la mission (sollicitation des personnes auditionnées, calendrier des auditions, etc) et surtout de rédiger la production écrite de la mission, y compris tout ce qui peut s’apparenter à des conclusions ou préconisations. Ces rapporteurs sont donc ceux qui, en pratique, vont y passer le plus de temps, ayant de fait un pouvoir d’influence très fort sur le contenu des conclusions, alors que pourtant ce ne sont pas leurs noms qui sont mis en avant (ce sont donc les noms des rapporteurs qu’il faut chercher dans les documents d’une telle mission, car leur apport est déterminant !). Cette fonction de rapporteur est une tâche assez sportive, parce que :
- ils sont censés être au service de la commission, mais sont par ailleurs placés sous la tutelle hiérarchique du ministre qui a lancé l’affaire. Du coup, quand des propos crédibles tenus par des membres de la commission sont contraires à la parole publique des ministres, faire figurer ou pas ces propos dans la production écrite devient un problème cornélien. Un exemple : si un individu auditionné par la commission Energie 2050 prouve que nous sommes dès à présent partis pour la décroissance de la consommation de pétrole et de gaz en France, et donc que les automobilistes vont osciller entre récession et hausses de prix, et que dans le même temps Sarkozy, ou Fillon, ou Baroin, ou Besson, ou qui sais-je, dit que le pouvoir d’achat va augmenter et que tout ira bien, faire figurer ces propos en bonne place dans le rapport devient un problème en soi (et ce n’est pas un problème d’intelligence, mais de positionnement). Comme cet exercice se déroule en pré-campagne, il existe même un risque symétrique : si le candidat socialiste promet urbi et orbi croissance et voitures pendant que le rapport met en avant que cela semble discutable, le rapporteur peut être accusé d’avoir privilégié les propos qui desservent le plus la parole des adversaires politiques de son ministre de tutelle !
- mais… des idées dérangeantes peuvent par contre passer oralement lors des réunions, et ces occasions là sont uniques, même s’il ne faut pas être naïf sur l’effet réel que cela peut avoir,
- ils peuvent ne pas bien connaître le sujet et donc ne pas comprendre ce qui est essentiel et ce qui est accessoire dans les propos entendus, et avoir été simplement choisis parce qu’ils sont disponibles, ou dans le bureau d’en face du commanditaire, ou que le ministre leur fait confiance, etc (ils peuvent aussi bien connaître le sujet, évidemment ! mais là mon propos dépasse l’exercice énergie 2050 et j’ai eu vu des rapporteurs ne comprenant absolument rien au sujet de fond traité…)
- un ministre étant pressé, ils sont obligés de proposer des conclusions courtes. Mais comment conclure quand le mandat est justement… de ne pas conclure ? Car l’exercice énergie 2050 comporte, dans son cahier des charges (voir plus bas), de ne pas privilégier un scénario… alors que le ministre doit agir, et donc en privilégier un. Dur métier !
Dans ce contexte, donc, ceux qui font le gros du travail, ce sont les rapporteurs, qui auditionnent, visitent, lisent, écoutent, etc. Les membres peuvent venir ou pas en fonction de leur disponibilité (et ceux qui ont un mandat de représentation – syndicats professionnels, de salariés, ONG, etc – sont souvent plus disponibles que les « experts », qui ont un boulot à côté). Ce que va faire la commission stricto sensu s’apparente bien plus au rôle d’un comité de pilotage, en définissant les grandes orientations de méthode, en donnant un avis sur les travaux en cours de route, ou en suggérant d’auditionner telle ou telle personne ou d’organiser telle ou telle présentation.
Enfin, comme évoqué ci-dessus, la commission relira le projet de rapport des rapporteurs, et l’amendera pour partie, mais ne le rédigera pas. Le « produit fini » sera donc une co-production hauts fonctionnaires-pouvoir politique-membres de la commission, dans laquelle le public externe ne saura jamais vraiment qui a contribué à quoi (d’où les risques de confusion, de malentendu, et d’instrumentalisation mentionnés plus haut).
Parvenu à ce stade, le lecteur sain d’esprit – et se souvenant de la célèbre formule de Géronte dans Les Fourberies de Scapin qui a inspiré le titre – devrait évidemment se demander pourquoi être assez fou pour dire oui. Par ego ? Par illusion ? Par connivence ? Commençons par passer ces explications en revue, et après on finira par ce qui me semble être la bonne raison !
- Mon but premier dans la vie n’est pas de passer dans le journal. Ceux des journalistes qui m’ont demandé 10 fois sans succès de participer à une émission le savent : si une sollicitation tombe alors que j’ai prévu autre chose, il est rarissime que j’annule pour me rendre disponible (ça m’arrive, mais ça doit se compter sur les doigts d’une main). Je n’ai toujours pas acheté de téléphone portable, alors que si je voulais être joint rapidement pour causer dans le micro c’est bien la première chose que je ferais ! Cela n’exclut pas totalement la piste « ego », mais participer à un exercice dont on ne comprend pas l’utilité, juste pour avoir son nom dans le journal, n’est pas franchement ma tasse de thé,
- J’ai désormais vu suffisamment de politiques de près pour savoir que les promesses n’engagent que ceux qui les croient, selon la célèbre boutade de Pasqua. Je n’ai donc jamais d’illusion en disant oui : je sais qu’il peut y avoir des bonnes surprises, mais aussi que ce genre de travail peut n’avoir aucun écho et que l’on peut en ressortir déçu et frustré.
- Enfin la connivence existe quand on est dans un système de copains et de renvois d’ascenseur. Il faudrait donc que j’y sois allé pour faire plaisir à quelqu’un, qui derrière me fera plaisir en retour. Mais je n’avais vu M. Besson qu’une fois avant le jour du lancement de la commission, à une émission de France 2 (Mots Croisés), et nous n’avons jamais rien fait ensemble. Je n’ai par ailleurs pas l’intention, pour le moment, de briguer un mandat électoral sous étiquette UMP (ni sous une autre étiquette du reste), je n’ai pas de redressement fiscal en cours, je n’attends pas qu’il dise du bien de moi (c’est de nul effet sur mes enfants !). Il y a par contre un public auprès duquel cela peut avoir a un petit effet d’être dans cette commission : les milieux économiques. Mais d’une part c’est à double tranchant si le penchant politique d’un prospect ou client va au côté d’en face (et ça arrive), et d’autre part ce n’est pas une raison suffisante pour courir les risques évoqués plus haut.
La bonne raison, parce qu’il y en a une quand même, c’est le mandat écrit de cette instance. Ce mandat ne dit pas que la commission a pour objet de préconiser ce qu’il faut faire sur le nucléaire, pas plus que sur le gaz ou le pétrole. Il dit qu’il faut rendre plus compréhensibles les contraintes avec lesquelles nous allons devoir faire de toutes façons, ainsi que les conséquences, positives ou négatives, des choix que nous pouvons faire dans cet univers contraint. Il faut mieux discriminer ce qui dépend de nous (par exemple rester dans le nucléaire ou pas) de ce qui ne dépend pas de nous (par exemple la quantité de pétrole disponible, ce sur quoi nous n’avons à peu près aucune prise).
Le document de méthode des travaux le dit explicitement : « Le but de la mission [énergie 2050 est] (…) in fine d’éclairer le public et le décideur politique sur les avantages et inconvénients des différents paysages énergétiques envisageables pour la France à long terme : il ne s’agit donc pas de choisir un scénario.« .
Ce cahier des charges comporte donc des éléments très novateurs de mon point de vue :
- le mot « envisageable » (mis en gras par mes soins, il ne l’est pas dans le document du ministère) suggère que l’on tient compte des contraintes physiques avérées pour dire si le scénario semble compatible ou pas avec ces contraintes (notamment sur l’approvisionnement en pétrole et en gaz), ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à maintenant,
- Il est parfaitement explicite que l’on ne demandera pas à la commission de préconiser la sortie du nucléaire ou au contraire l’augmentation du parc, pas plus qu’on ne lui demandera de préconiser la mise à la casse d’une voiture sur deux ou d’envahir l’Irak pour accéder au pétrole restant, puisqu’il ne s’agit pas de choisir.
- L’exercice est donc un exercice de méthode, qui vise à établir, alors que cela n’existe pas actuellement dans la haute administration française, une grille d’analyse de tout scénario énergétique pour en évaluer la pertinence au regard de contraintes exogènes – « physiques » – ou politico-économiques (disponibilité mondiale en hydrocarbures, capitaux disponibles pour le déploiement des ENR ou du nucléaire, contribution maximale admissible aux émissions de CO2, etc). Il s’agit de définir la bonne manière de faire de l’optimisation sous contrainte en fonction des contraintes que l’on va subir de toute façon ou que l’on choisit de s’imposer en sus (puisque celles qui arrivent de toute façon… arrivent de toute façon !).
A ma connaissance, c’est la première fois que le pouvoir politique met sur pied, en matière d’énergie, une commission chargée de proposer une méthode pour que l’analyse des diverses propositions en présence soit facilitée pour le plus grand nombre. Comme l’énergie va être au centre de la campagne, et qu’elle est déjà au centre de notre système occidental, permettre de juger non seulement sur la base de grandes idées, mais aussi de chiffres et de limites, n’est-ce pas servir la démocratie ? Qui pourrait s’opposer à ce que ce genre de méthode existe ? Enfin, si tous les hauts fonctionnaires qui vont côtoyer de près ou de loin la commission deviennent familiers avec des méthodes permettant de gagner en hauteur de vue, au lieu de ne faire que de la prolongation tendancielle sans bornes, qui pourrait s’en plaindre ?
Or autant le risque d’être instrumentalisé par le monde politique est fort, autant les hauts fonctionnaires sont beaucoup plus sensibles au raisonnement quantitatif quand on a un peu de temps pour discuter, et ce genre de commission offre justement une des meilleures occasions qui soit d’avoir ce temps là. Ce n’est certes jamais du tout cuit, et encore une fois certains fonctionnaires sont totalement allergiques aux chiffres, ou tellement dans le sillage d’un pouvoir politique myope qu’ils le deviennent aussi, mais disons que c’est un public à la fois plus stable et plus réceptif à la rationalité que le monde politique, surtout pour les sujets techniques.
Or seul le fait d’être « dedans » permet de nouer le dialogue. C’est pour cela que, nonobstant tous les risques évoqués ci-dessus, et parce qu’il y a une déclinaison pratique immédiate envisageable dans le monde de la fonction publique (qui survivra largement à l’alternance !) qu’il me semblait pertinent d’y aller. Si le but n’avait été que d’approcher un ministre qui sera probablement parti dans 8 mois, et qui n’aura qu’une influence très marginale dans le domaine concerné, puisqu’il lui est impossible aujourd’hui de faire passer une réforme fiscale, une règlementation contraignante, ou un investissement de 20 milliards dans une filière quelle qu’elle soit, cela aurait été insuffisant comme motif.
Un autre avantage de la participation à ce genre d’exercice est que cela permet, souvent, de nouer un dialogue direct avec d’autres membres de la commission que l’on avait jamais eu l’occasion de croiser auparavant, et avec qui on nouera une relation directe ensuite. Et pour des gens « importants » (comprendre débordés !) c’est parfois la seule manière de parvenir à les approcher. Cet élément là pèse aussi dans la balance.
Et maintenant, comme d’habitude, on va voir si l’expérience confirme qu’il fallait jouer, ou pas !