Cette lettre fut envoyée sous forme électronique le 27 avril 2004
Monsieur le directeur général,
Une des informations diffusées pendant le journal « Soir 3 » d’hier soir (le 26 avril, donc), que j’apprécie d’ordinaire, était complètement fantaisiste, et probablement basée sur une investigation très approximative qui ne fait pas honneur à la profession journalistique. Il s’agit du bilan de l’accident de Tchernobyl, qui aurait fait 25.000 morts, et 2 millions de malades liés aux radiations, « selon les chiffres officiels ».
Aucune publication médicale quelle qu’elle soit, et aucun rapport « officiel » quel qu’il soit, ne fait état de pareils bilans. Les divers rapports tels ceux des Nations Unies, de l’Organisation Mondiale de la Santé, de la Commission Internationale de Protection contre les Rayonnements Ionisants, etc, citant des chiffres concordants, donnent des valeurs 100 fois plus faibles pour les morts, et de l’ordre de mille fois plus faibles pour les « malades ». La plus grande catastrophe industrielle de tous les temps reste l’accident de Bhopal, en Inde, qui a fait de l’ordre de 5000 morts, et Tchernobyl arrive très loin derrière, les conséquences avérées de l’effet des radiations consistant en quelques dizaines de morts à bref délai, ainsi que de 2000 cas de cancers à la thyroïde (qui feront de quelques dizaines à quelques centaines de morts selon la qualité des soins).
Je vais me livrer à une hypothèse : le(s) journaliste(s) qui a(ont) fait le reportage ne s’est(se sont) manifestement pas donné la peine de vérifier un tant soit peu les chiffres fantaisistes des associations militant contre le nucléaire (dont le métier est d’exagérer, ce qui est normal), et qui, j’en fais souvent l’expérience, sont d’excellents communicants, fort inventifs (et jeunes en général, ce qui, ajouté au postulat de base qui est qu’ils défendent la planète, ne peut que les rendre sympathiques). Mais la qualité de la forme ne fais pas la véracité sur le fond, et il appartient incontestablement aux journalistes sérieux de bien faire la distinction. Accessoirement il est aussi possible de trouver (j’en fais partie) des gens, soucieux de l’avenir de la planète, qui exposent que pas de nucléaire est plutôt plus risqué que du nucléaire, à cause des inconvénients des énergies fossiles, notre mode de vie actuel étant par ailleurs totalement incompatible avec les possibilités des seules énergies renouvelables.
A la différence de l’avenir professionnel de M. Juppé, qui est une information qui ne changera pas la face du monde, mais qui avait causé la chute d’un présentateur de journal, cette fausse information, elle, conditionne indirectement notre avenir climatique, et engage donc l’avenir de mes enfants (et des vôtres). Envisagez vous, alors, de tancer, même de manière sympathique, l’équipe qui en est à l’origine ? Aurez vous le courage de dire, au cours d’une édition prochaine du Soir 3, que vous avez propagé des chiffres erronés ? Le faire serait la preuve d’une certaine éthique, et gage de qualité : seuls ceux qui sont capables de reconnaître leurs erreurs sont crédibles. Ne pas le faire sera un aveu d’accommodation avec le mensonge. Je vous rappelle que la vérité n’est pas l’opinion de la majorité (une majorité de Français sont convaincus que les épinards sont particulièrement riches en fer, par exemple, ce qui est un mythe) mais ce qui découle de l’examen des faits.
Si elle n’est pas rectifiée, cette désinformation, car il faut appeler un chat un chat, contribuera à détourner les Français, à tort, d’une forme de production qui ne mérite pas cet anathème. A quantité d’énergie délivrée égale, le nucléaire civil fait considérablement moins de morts que le charbon, le gaz ou le pétrole (l’Académie de Médecine indique que le nucléaire est la forme de production d’électricité la moins nocive qui soit pour la santé, mais cela, les journalistes ne se bousculent pas pour le dire !), a l’avantage de ne causer aucun changement climatique, et de ne nous rendre que très peu dépendants de l’étranger (et en particulier pas des pays du Golfe, qui sont probablement appelés à devenir un lieu d’agitation croissante). Et pourtant, en quelques secondes vous avez fait croire à quelques centaines de milliers de personnes que cette énergie était diabolique, en parlant de « 200 fois Hiroshima » (ce qui est grotesque, Hiroshima ayant fait de l’ordre de 50.000 morts) (1), et en présentant des chiffres sans fondement pour les conséquences de cet accident.
Que les militants anti-nucléaires exagèrent, cela est de bonne guerre de leur part, et c’est leur problème. Que vos journalistes relayent leurs exagérations sans vérifications, soit qu’ils n’en prennent pas le temps, soit qu’ils défendent une thèse personnelle, soit qu’ils n’aient pas les compétences pour s’y retrouver, cela devient votre problème, et votre problème uniquement.
Je vous précise que je ne suis ni salarié ni fournisseur de l’industrie nucléaire ; ma spécialité professionnelle est le changement climatique, ce qui m’a du reste valu une apparition sur votre chaîne « cousine » France 2 le 3 juin dernier à 20h30, au cours du « Climaction ». Je suis surtout un père de famille inquiet pour ses enfants, et inquiet de voir que les médias poussent le plus souvent, sur la base d’arguments erronés, à ce que nous renoncions volontairement à l’une des bouées de sauvetage disponibles face au changement climatique et à la raréfaction des combustibles fossiles. Je vous invite à vérifier l’ensemble de mes affirmations en prenant le temps de lire les rapports produits sur Tchernobyl par les instances médicales (OMS, UNSCEAR, CPRI, etc), en interrogeant des médecins spécialistes (cancérologues, médecins nucléaires), en France et à l’étranger, et en consultant la littérature scientifique disponible.
Bien cordialement
Jean-Marc Jancovici
(1) Note : ce nombre ne vise que les morts instantanées survenues au moment de l’explosion, pour lesquels les sources médicales varient entre 35 et 40.000 décès. Un nombre équivalent de personnes a succombé dans les mois qui ont suivi ; l’estimation pour le nombre total de morts en décembre 1945 (soit 5 mois après l’explosion) est de l’ordre de 70.000 ± 10.000 morts. Enfin le nombre total de décès est estimé à 100.000 environ toutes causes confondues, en incluant les décès survenus après décembre 1945. Ces nombres reflètent une monstruosité sans commune mesure avec ce qui a eu lieu à Tchernobyl, et soit dit en passant cette action fut à tout le moins un crime de guerre, si ce n’est un crime contre l’humanité. Vae victis !