L’un des problèmes de la « lutte contre les émissions de gaz à effet de serre », c’est qu’elles supposent un certain nombre de modifications dans nos schémas de pensée, avant même d’envisager des modifications de nos actes (ou plutôt il n’y aura pas de modifications de nos actes dans les bons ordres de grandeur à court ou moyen terme sans modification de nos schémas de pensée). En particulier, la « révolution culturelle » à faire suppose de cesser de considérer la « croissance économique » comme une bonne nouvelle dans tout cas de figure.
Dans le monde réel, c’est à dire quand il est question de grandeurs physiques, il est facile d’accepter cette idée : avoir un poids en croissance quand on pèse déjà 160 kg, une taille en croissance quand on mesure 2,40 mètres, ou une population en croissance quand elle fait déjà 6 milliards d’individus, est-ce réellement une bonne nouvelle ?
Dès lors, célébrer la croissance partout et tout le temps quand il s’agit d’économie relève de l’idéologie : il y a des bonnes et des mauvaises croissances, tout dépend de l’objectif que nous avons par ailleurs. Célébrer la croissance en tant que telle quoi qu’elle puisse concerner (la production de tracteurs, de chaussures de sport ou de serrures de sûreté) n’a aucun sens : il faut à chaque fois se demander si ce que nous gagnons compense et au-delà les inconvénients de cette même croissance, et notamment le fait que plus nous croissons à court terme pour tout ce qui se mesure en tonnes et en mètres cube, et plus, vraisemblablement, nous raccourcissons l’échéance qui nous sépare d’une inéluctable décroissance, le monde – et tous les stocks divers dans lesquels nous puisons pour alimenter cette « croissance » – étant malheureusement fini.
Par exemple, si notre objectif premier est la diminution des émissions de gaz à effet de serre à un niveau qui ait un sens (Kyoto n’en a aucun comme objectif ultime, il en a juste un comme timide premier pas, car le niveau de réduction qui a un sens est plus proche, en France, d’une division par 4 à 5 de nos émissions qu’une baisse de 5% !) alors une large partie de ce qui est considéré comme une « bonne nouvelle économique » est une « mauvaise nouvelle climatique ».
Pour donner à ce propos un ton très concret, je propose ci-dessous quelques exemples d’articles où l’information indiquée est considérée comme étant une bonne nouvelle, alors qu’elle est aussi annonciatrice d’une hausse des émissions de gaz à effet de serre.
Ces titres sont rangés en commençant par le plus récent. Bien entendu ils ne sont pas exhaustifs : je reproduis ceux qui me semblent le plus significatifs, et….quand j’ai le temps !
Les Echos, 11 avril 2002 :
« La reprise américaine va maintenant s’accélérer ».
Youpi, explique le journaliste. Puis un peu plus tard nous déplorerons le non respect par les USA des engagements de Kyoto, sans avoir fait le lien ! Comment produire plus de voitures, plus d’avions, plus de bœufs, plus d’ordinateurs, plus de maisons, et que sais-je encore, sans augmenter la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre ?
Les Echos, 11 avril 2002 :
« Chine : la production industrielle en hausse de 11% ».
Il est vraisemblable que cette hausse s’accompagne d’une hausse significative de consommation de ressources non renouvelables diverses (minerais de métaux par exemple), d’une hausse des émissions de gaz à effet de serre de l’industrie, d’un accroissement de la dépendance à l’énergie fossile, etc. Tout cela est-il seulement une bonne nouvelle ?
Les Echos, 10 avril 2002 :
« Hyparlo anticipe une excellente année 2002 ».
Hyparlo est une chaîne d’hypermarchés, et l’article explique qu’elle s’implante avec succès en Roumanie. Il se trouve que l’hypermarché est le commerce le moins écologique qui soit : par rapport à n’importe quel petit commerce ou supermarché de centre ville, il engendre des distances parcourues plus grandes pour les marchandises et les consommateurs, et, à consommation équivalente en volume, détruit généralement plus d’emplois dans le petit commerce qu’il n’en crée dans la grande distribution. La nouvelle présentée justifie-t-elle, alors, que l’on se réjouisse comme fait la journaliste ?
Les Echos, 8 avril 2002 :
« Régions : le moral est de retour ».
Suit un inventaire expliquant que quasiment toutes les régions de France ont enregistré une croissance de la production industrielle en 2001. Puis les mêmes journalistes déploreront une autre fois les à-côtés inévitables de cette évolution : trafic routier en hausse, évolution parfaitement incompatible avec une division par 4 des émissions,
Le Monde, 2 février 2002 :
« Le Range Rover gagne encore en prestige ».
Suit un article expliquant combien est merveilleux ce véhicule dont la consommation selon les normes UTAC (que personne n’atteint : en situation réelle, notamment en ville sur petits trajets ou avec embouteillages, on peut multiplier par 1,5 à 2 les consommations annoncées) est le double de celle d’un véhicule normal. De la part d’un journal qui publie régulièrement des articles alarmants sur l’état de la planète, c’est pour le moins curieux !
Les Echos, 31 janvier 2002, p. 8 :
« L’Amérique évite de justesse la récession grâce à l’automobile et à la défense ».
Ce qui a fait tourner l’économie est donc la vente de plus de moyens de transport. Peut-on après venir se plaindre des nuisances de ces derniers ?
Les Echos, 31 janvier 2002, p. 12 :
« TotalFinaElf a bien résisté à la baisse du pétrole et à la dégradation conjoncturelle ».
L’article explique comment cette société a pu afficher de bons résultats parce qu’elle a augmenté ses ventes de pétrole malgré une baisse des prix. Or plus de pétrole consommé, c’est plus d’émissions de gaz à effet de serre.
Les Echos, 28 janvier 2002, p. 15 :
« Fièvre aphteuse : la France peine à rétablir ses exportations de porcs ».
L’agriculture est en France la première source de gaz à effet de serre. Plus de cochons exportés, c’est plus d’émissions de gaz à effet de serre liées à leur production, et accessoirement une céréaliculture intensive (il faut des céréales pour nourrir les cochons) et des déjections en plus grand nombre. Peut-on ensuite se plaindre de l’une de ces nuisances ?
Les Echos, 25 janvier 2002, p. 7 :
« L’Aquitaine relance l’aide au développement industriel… ».
L’article semble apprécier que les instances locales essaient d’encourager la production aéronautique, alors que l’avion est ce que l’on fait de pire en matière d’émissions de gaz à effet de serre par km parcouru.
Les Echos, 25 janvier 2002, p. 19 :
« Le ciel européen accroît de 20% ses capacités… ».
Bis : faire voler plus d’avions, c’est plus d’émissions de gaz à effet de serre.
Les Echos, 25 janvier 2002, p. 22 :
« Le Futuroscope d’élance à le reconquête des visiteurs perdus… ».
Question : comment faire prospérer ce genre d’activité sans engendrer du transport quand les visiteurs convoités sont Allemands, Anglais, ou des « hommes d’affaires », comme l’explique l’article ?
Les Echos, 22 janvier 2002, p. 5 :
« Le Choletais attend un nouveau souffle de l’ouverture de l’autoroute A87 ».
Question : peut-on se féliciter Lundi de l’amélioration de l’offre de transports routiers pour « développer l’économie » et….déplorer Mardi la hausse des émissions des transports routiers ?
Les Echos, 22 janvier 2002, p. 10 :
« Daimler Chrysler poursuit sa croissance… ».
Le ton de l’article est sans équivoque : que plus de voitures soient vendues est une bonne nouvelle pour le journaliste. Même question : peut-on célébrer Lundi la hausse des ventes de voitures, et déplorer Mardi que… etc ?