Chronique parue dans L’Express du 24 janvier 2021.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, ne sera « pas évident » pour le lecteur. La tribune ci-dessous a été précédée d’un petit sondage qui posait la question suivante : « Selon vous, marier une économie en croissance et des pressions environnementales en baisse est-il possible ? » Les réponses possibles étaient : « oui » (40% des réponses), « non » (45% des réponses), « je ne sais pas » (15% des réponses).
Depuis quelques décennies désormais, l’économie des pays occidentaux a perdu la superbe qu’elle a connu pendant ce qu’il est convenu d’appeler les Trente Glorieuses, de l’immédiat après-guerre aux chocs pétroliers des années 1970.
Depuis quelques décennies désormais, la question climatique monte en puissance, depuis cette année 1992 où fut signée, au Sommet de la Terre à Rio, la Convention climat dont l’Accord de Paris (2015) est un des textes d’application.
Deux problèmes, une solution : la croissance verte ! La Stratégie Nationale Bas Carbone, parfois connue sous son petit diminutif SNBC, est la feuille de route de l’Etat français pour nous mener, d’ici à 2050, à une France débarrassée de ses émissions domestiques. Cette même SNBC considère que l’économie sera continuellement en croissance, hors covid ou impact d’astéroïde, bien sûr. Mieux : la décarbonation accélèrera la croissance.
La France n’est pas un cas isolé : le scénario de décarbonation de l’économie mondiale publié par l’Agence Internationale de l’Energie « prévoit » aussi une économie en croissance pendant que les émissions de CO2 disparaissent, et le Green Deal européen fait de même. En fait, où que se tourne le regard, la même histoire se répète : envoyer le CO2 dans les oubliettes de l’histoire n’empêche en rien l’économie de croître, voire accélère la croissance…
Une telle conjonction semble pourtant hautement improbable sur le plan physique. L’économie ne fait que compter en euros des flux de transformation de ressources naturelles que l’ingénieur peut compter en énergie. Si la production de biens et services a tant augmenté depuis le début de la révolution industrielle, c’est parce que les machines se sont mises à travailler en plus de nous. Sans machines, nous ne produirions pas chaque année une telle quantité de logements, vêtements, voitures et camions, meubles et électro-ménager, jouets, hôpitaux, routes et ponts, sans parler de ce qui se trouve dans nos assiettes, cultivé, transformé, emballé et transporté par des machines.
Et ce sont les machines qui consomment l’énergie : personne ne boit le pétrole ni ne mange le charbon ! Compter l’énergie utilisée par une société n’est donc rien d’autre que de compter la taille de son parc de machines en fonctionnement, et donc, peu ou prou, sa production économique.
Et nos machines modernes se sont multipliées précisément parce que nous sommes sortis des énergies renouvelables, diffuses, malcommodes à stocker et à transporter, pour passer aux énergies fossiles, abondantes, concentrées et pilotables. Le vent, la force de l’eau, le bois, le soleil, nous les connaissions depuis des milliers d’années. Il aura fallu le charbon, le pétrole, et le gaz, pour multiplier la puissance musculaire de l’humanité par plusieurs centaines, permettant une envolée planétaire de la production, et donc… du PIB.
Depuis 60 ans, le PIB mondial est quasiment proportionnel à l’énergie mondiale, c’est-à-dire au parc de machines en fonctionnement dans le monde. Et comme cette énergie est fossile à 80%, le PIB mondial n’est pas loin d’être aussi une fonction proportionnelle aux émissions de CO2. Supprimer le CO2, donc les combustibles fossiles, tout en conservant le PIB qui a été rendu possible par ces énergies concentrées et pilotables, laisse donc perplexe toute personne qui regarde l’aspect physique de choses.
Pourquoi est-ce présenté comme si facile, alors ? Pour une raison très simple : parce que les modèles économiques ne tiennent aucun compte de la physique. Dans ces modèles, il n’y a ni énergie ni machines explicitement représentées. Il n’y a qu’une mystérieuse « productivité du travail », dont on ne sait pas bien pourquoi elle augmente, mais elle augmente. Et donc cela ne pose aucun problème de poser par hypothèse qu’elle va continuer à augmenter, ce qui signifie en fait plus de machines par personne, alors même que l’énergie diminue très rapidement… ce qui suppose moins de machines par personne !
De façon inattendue, l’agence européenne pour l’environnement (qui fait partie des institutions officielles des l’Union) vient tout juste de publier une note expliquant que la croissance verte, cela n’existe pas, précisément à cause des raisons évoquées ci-dessus. Est-ce le début d’un débat adulte sur l’avenir ?
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec la chronique, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Taux de croissance du PIB des pays de l’OCDE depuis 1961. Les traits horizontaux oranges donnent la moyenne sur 3 périodes : avant 1974, de 1974 à 2007, et enfin depuis 2008. On voit très nettement les « marches d’escalier » avec le taux de croissance qui ralentit sur chaque période plus récente (et 2020 va en « rajouter une couche »). Données sur le PIB issues de la Banque Mondiale, calcul de votre serviteur.
PIB mondial en milliards de dollars constants (axe vertical) et consommation d’énergie mondiale en millions de tonnes équivalent pétrole (axe horizontal), pour les années 1965 à 2019.
La relation quasi-linéaire entre les deux grandeurs apparaît clairement.
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP Statistical Review (énergie) et Banque Mondiale (PIB).
PIB mondial en milliards de dollars constants (axe vertical) et CO2 fossile mondial en millions de tonnes (axe horizontal), pour les années 1965 à 2019.
La relation quasi-linéaire entre les deux grandeurs apparaît clairement, avec un changement depuis la dernière crise financière (2008). La cause profonde est probablement plus dans le « changement de nature du PIB » (avec une part d’inflation d’actifs croissante) que dans le changement instantané de mode productif !
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP Statistical Review (énergie) et Banque Mondiale (PIB).