Tribune parue dans le magazine Décisions Durables en février 2013
Le changement climatique ? Du point de vue scientifique, c’est une vieille connaissance ! L’effet de serre et les gaz qui en sont à l’origine – vapeur d’eau et gaz carbonique pour l’essentiel – sont connus depuis un siècle et demi ; l’amplitude du réchauffement qui suivrait un doublement du CO2 dans l’air est connue depuis un siècle, et la courbe de température qui correspond aux grandes variations naturelles du climat – notamment glaciations et déglaciations – est connue depuis quelques décennies.
Avec le temps, d’autres acteurs, pourtant peu portés sur l’environnement, ont embrayé sur un discours d’alerte : la Banque Mondiale, l’Agence Internationale de l’Energie, des économistes « bon teint », sans compter un nombre significatif de personnages politiques de stature internationale.
Si le dossier devient plus solide chaque jour, notre motivation à agir suit plutôt un chemin inverse. Il est certes arrivé dans l’histoire que des émissions de CO2 baissent rapidement de manière significative, mais… ce n’était généralement pas le but recherché. La Russie a ainsi diminué ses rejets de 40% en 10 ans suite à la chute du Mur de Berlin, avec quelques à-côtés comme une récession massive et une diminution de l’espérance de vie.
En 1945, le monde a supprimé 17% de ses émissions liées à l’énergie en une seule année, mais pour en arriver là il a fallu la destruction partielle de l’Allemagne et du Japon. Plus près de nous, les émissions françaises de CO2 ont perdu 30% entre 1979 et 1989, mais le programme nucléaire, qui a permis l’essentiel de cette baisse, n’a pas été décidé pour des raisons climatiques (alors que sur la fin de la période l’essentiel était déjà connu), mais bien pour des raisons d’indépendance énergétique.
Comment expliquer cette incapacité à passer à l’action, alors que des individus crédibles ont abondamment documenté le constat ? Parce que la démocratie, « pire des systèmes à l’exception de tous les autres » selon la boutade de Churchill, possède de nombreuses caractéristiques qui favorisent une gestion court-termiste de l’intérêt collectif.
Rappelons que la démocratie – régime qui concerne ¾ des émissions mondiales de CO2 fossile – a un cahier des charges très simple : celui qui commande, c’est l’électeur (qui ne se manifeste pas qu’au moment du vote, mais à chaque fois qu’il y a un sondage !). Contrairement à une croyance courante, le personnage politique visible relève plus de l’exécuteur testamentaire, essayant de mettre en œuvre ce qu’il comprend être la volonté populaire du moment, que du guide visionnaire, se fondant sur une connaissance approfondie du domaine traité pour prendre des décisions que l’histoire validera.
Ce ne sont que rarement les élus qui sont accessibles au cheminement rationnel approfondi (typiquement un livre, un rapport de 100 pages, un exposé de 2 heures, ou une réunion « technique » de cette durée), mais surtout ceux que l’on désigne sous le terme de « corps intermédiaires » : décideurs économiques, hauts fonctionnaires, « intellectuels », enseignants et chercheurs, journalistes parfois (pas tous !), et représentants du monde associatif (pas tous non plus !).
Mais l’élu, lui, n’en a pas le temps : il doit être partout, s’occuper de tout ! Pour s’éclairer, il va s’appuyer sur son « expérience de terrain » (laquelle n’a que peu d’utilité quand il s’agit de pallier un inconvénient inédit et futur), et sur deux formes très résumées des réflexions des corps intermédiaires : la fameuse « note de deux pages », et les médias.
Cette information sera toujours très insuffisante pour fonder une décision solidement argumentée, laissant à l’instinct et… au rapport de forces un rôle prépondérant dans l’action. C’est d’autant plus vrai que le changement climatique n’est pas un problème où la contrainte peut s’appliquer à un petit nombre d’individus – les agriculteurs intensifs, les fabricants de piles au mercure, les constructeurs de voiture… pour un bénéfice partagé par tous.
Les « fautifs », nous en faisons tous partie, puisque l’énergie fossile se retrouve dans la fabrication de tout produit que nous achetons, dans la mise à disposition de tout service que nous utilisons, et dans les flux qui permettent à tout travail d’exister. Dans ce contexte, il n’y a qu’une seule manière d’arriver à modifier le rapport de forces : créer un lobby !
Car, le premier corps intermédiaire qu’écoute l’élu, c’est en général les décideurs économiques, qui donnent du travail et produisent ou vendent les biens de consommation, deux vaches sacrées de la démocratie. Sauver le climat suppose donc, étonnamment, de constituer aussi vite que possible une alliance économique unissant tous les acteurs qui souhaitent une lutte résolue contre les émissions de gaz à effet de serre, parce qu’ils pensent que les avantages (pour eux) surpassent les inconvénients (chez les autres).
On pourrait y trouver, pêle-mêle, les constructeurs de bus et de trains, les fabricants de petites voitures ou de vélos, les rénovateurs d’immeubles, les constructeurs de centrales nucléaires ou de méthaniseurs, les exploitants forestiers et les producteurs de grands crus (difficile de produire du Bordeaux à Bordeaux si nous y avons le climat de Séville !), les réparateurs de tout et n’importe quoi, les concepteurs de produits modulaires et recyclables, une partie des urbanistes, les maraîchers périurbains, les fabricants d’isolants et de pompes à chaleur, et, si l’on regarde bien, une fraction très significative de l’économie nationale aurait beaucoup plus à gagner qu’à perdre à demander d’une seule voix une lutte résolue contre le changement climatique.
La solution à un problème créé par l’économie des hommes trouverait ainsi un élément de solution… dans le monde économique ! Mais, sachant que Tocqueville avait prophétisé que la démocratie accorderait une place centrale aux affaires économiques, n’est-ce pas là le moyen le plus efficace d’aller vite ? Les deux pays européens qui restent les plus sérieux sur la question – la Grande Bretagne et la Suède – sont aussi ceux ou le monde économique « pro-climat » est le mieux organisé. Une leçon à méditer ?