Tribune conjointe de Nicolas Hulot et de votre serviteur parue dans Le Monde du 19 avril 2006
NB : Le titre et le texte sont ceux envoyés au journal. Comme dans notre article nous expliquons que l’expression choisie pour le titre de l’article publié « il faut préparer la fin du pétrole » n’a d’intérêt que médiatique, je laisse chacun juge de la pertinence de cette substitution !
Malgré des déclarations tonitruantes sur l’ère de l’après pétrole qui aurait déjà commencé, ou le changement climatique qui serait une menace de premier plan, force est de constater que notre quotidien n’en voit pour l’heure pas la trace. L’humanité n’a jamais consommé autant d’or noir, de gaz et de charbon qu’en 2005 et, en France, l’élévation de la moyenne planétaire du dernier siècle ne nous a réellement empêchés de dormir que quelques jours durant l’été 2003. Bien sûr, demain sera différent d’aujourd’hui, car c’est la définition même d’un changement, mais comment se persuader que nous sommes mal partis quand, comme les « sceptiques » ne se privent pas de le rappeler, tout va bien pour le moment ?
Une première certitude vient des mathématiques, qui – hélas – ne deviennent pas invalides parce que la conclusion nous déplait : avec un stock de départ fini, l’approvisionnement pétrolier passera par un maximum puis diminuera sans cesse, et cette conclusion s’applique aussi au charbon et au gaz. Dès lors, à quand l’inexorable début de la décroissance pétrolière, qu’il faut bien distinguer de la « fin du pétrole », expression qui n’a d’intérêt que médiatique ? La réponse des pétroliers – les seuls à disposer d’informations primaires – oscille entre 2010 et 2025, c’est-à-dire presque demain. Même en se reportant sur le gaz et le charbon, les mathématiques interdisent de prolonger plus de quelques décennies une consommation croissante de combustibles fossiles.
La deuxième certitude concerne le climat : il y a 20.000 ans, au plus fort de la dernière ère glaciaire, la planète n’avait perdu que 5°C de température moyenne par rapport à maintenant. Quelques degrés en plus pour la moyenne planétaire en un ou deux siècles serait donc un choc climatique, aux conséquences inimaginables au premier sens du terme, c’est à dire impossibles à imaginer dans le détail. En effet, une transition climatique aussi rapide appliquée à quelques milliards d’individus sédentaires n’est jamais arrivée dans le passé, proche ou lointain. Et surtout, l’inertie du système climatique et la durée de vie du CO2 dans l’air sont telles que la température montera pendant au moins quelques siècles après que les émissions humaines de CO2 aient commencé à diminuer.
Malgré ce qui précède, nous vivons aujourd’hui avec l’illusion dangereuse que l’énergie va rester abondante et bon marché pour l’éternité. Il est donc logique que l’on crie au fou dès que quiconque préconise d’en monter le prix ! Or se poser la question du prix de l’énergie, c’est déjà y avoir répondu : toutes choses égales par ailleurs, le prix d’une ressource épuisable dont la consommation aimerait augmenter en permanence ne peut qu’exploser. Un prix de marché restant bas « aussi longtemps que possible » ne serait même pas une bonne nouvelle : nous pourrions alors émettre tellement de CO2 que nos (petits-)enfants hériteront d’une facture climatique monstrueuse, sans beaucoup d’énergie résiduelle pour y faire face, et sans même avoir profité de la fête. Que viennent nucléaire et renouvelables, alors ! Bien qu’utiles, elles seront insuffisantes pour remplacer en quelques décennies pétrole, gaz et charbon : il va falloir se mettre au régime.
Comment en sommes-nous arrivés là, quoi qu’on en pense ? C’est tout simple : l’énergie fossile ne vaut rien. Avec un homme payé au SMIC, le kWh humain se paye 100 euros, alors que le kWh d’essence – taxes comprises – coûte mille fois moins. Face au « Français moyen » du 17è siècle, homo industrialis vit comme un nabab : tout bénéficiaire du SMIC, tout étudiant, tout retraité commande en permanence à l’équivalent énergétique de 100 domestiques, qui s’appellent voitures, machines industrielles, chauffage central, avions, lave-linge, congélateurs, etc… Membres d’une espèce qui a déjà connu quelques milliers de générations depuis son apparition, nous n’avons pas encore pris la mesure du formidable saut de puissance parcouru depuis la naissance de nos grands-parents, multipliant au passage la pression de l’homme sur son environnement par un facteur 100 en un siècle.
Cette vie à crédit ne va pas durer, et il serait temps que nous nous en rendions compte, des simples électeurs jusqu’à M. Barroso, qui semble pourtant penser que des prix bas – donc faux – sont une bénédiction pour l’avenir. Dès lors, souhaitons nous gérer du mieux possible une inéluctable décroissance de la consommation d’énergie fossile, ou préférons nous attendre que « quelque chose » se charge de le faire pour nous, certes un peu plus tard, mais sans nous demander notre avis ? L’histoire a amplement prouvé que la passivité n’est pas la meilleure option. Et pour l’action, quiconque a bien creusé le sujet tombe invariablement sur la hausse de la fiscalité sur l’énergie. La dernière des erreurs à faire est bien sûr de multiplier tout d’un coup les prix par 3. Ce qu’il faut faire, c’est monter le prix de toutes les énergies fossiles de 5 à 10% en termes réels tous les ans, sans limite, jusqu’au jour où nous pourrons penser être débarrassés des problèmes les plus redoutables.
Cette progressivité permettra à chaque consommateur ou producteur de s’organiser en « voyant venir » les surcoûts, qui auront lieu de toute façon sinon, mais de manière brutale, nous exposant alors à de très mauvaises surprises. Par ailleurs, la fiscalité est un simple recyclage national, qui ne crée ni chômage ni récession, alors qu’un choc pétrolier – les prix montent tous seuls, « plus tard » – est un appauvrissement net du pays, qui crée récession et chômage, comme en 1973. Trop de chômage n’est clairement pas bon pour la démocratie : faut-il rappeler que la crise de 1929 a fini par amener la dictature un peu partout en Europe ? Et faut-il se croire définitivement vaccinés contre le totalitarisme, au motif que depuis 60 ans tout va bien dans un contexte de croissance ininterrompue ? Les « modestes », qui trinqueront le plus en cas de problème, devraient paradoxalement être les premiers à réclamer cette hausse progressive, qui sera bien plus équitable que le chaos qui nous menace sinon !
Une taxe accrue donne plus d’argent à l’état : tant mieux. Ce dernier pourra alors financer la gigantesque reconstruction dont nous avons besoin, car sans énergie à bas prix rien n’est « durable » dans l’organisation actuelle : ni l’agriculture, ni les transports, ni l’urbanisme, ni l’industrie, et pas plus, par la force des choses, tous les emplois qui en dépendent. Et la subvention, parfois nécessaire, vide les caisses de l’état, ce qui présuppose en amont des impôts pour les remplir.
Taxer l’énergie protègera même les entreprises, en leur créant un contexte stable qui est le meilleur service à leur rendre. Du reste, lorsqu’ils ont bien compris le problème, nombreux sont les dirigeants pour qui la question n’est plus « faut-il taxer », mais « comment taxer de manière équitable sans que je sois le premier perdant ». Quiconque réclame, comme citoyen, que l’on fasse « quelque chose » pour éviter les ennuis à venir, peut-il s’opposer, comme consommateur, au fait d’être touché au porte-monnaie, l’histoire économique ayant amplement démontré que c’est in fine le prix qui nous incite à la vertu ?