Tribune parue dans Les Echos du 24 mars 2010
NB : le texte ci-dessous est celui envoyé à la rédaction du journal. J’ai mis en gras le texte qui ne figure pas dans la version publiée.
Abandonner la taxe carbone, puisque l’opinion le réclame ? Pas de chance, cette option en apparence sympathique ne fait malheureusement pas partie des choix disponibles, quand bien même les Américains et les Chinois continueraient à faire « n’importe quoi » avec leur charbon et plus marginalement leur gaz, et quand bien même les âneries monumentales sur le climat professées par un Allègre en mal de notoriété serait fondées. La raison en est toute simple : le pétrole et le gaz (sur lesquels portent la taxe carbone) sont ailleurs et en quantité finie.
La France importe 99% de son pétrole (35% de notre consommation d’énergie) et 97% de son gaz (20%). Notre nucléaire est certes une indéniable réussite, mais il ne représente « que » 30% de la consommation d’énergie primaire du pays. A bref délai, nous ne savons pas faire autrement que d’importer ces précieux hydrocarbures. Impossible de déplacer les logements de 50% des Français pour les rapprocher de leur travail en une année quand le prix du baril monte, impossible de changer les systèmes de chauffage ou d’isoler les 30 millions de logements en 6 mois (et même en 5 ans), impossible de changer les fours, chaudières, et autres installations industrielles prévues pour durer 10 à 30 ans quand le prix du baril a un hoquet. Du coup, quand ce prix monte, nous payons… une taxe carbone aux pays producteurs. Entre 2000 et 2008, le prix des produits pétroliers proposés aux consommateurs et industriels français a évolué exactement comme si nous avions appliqué une taxe carbone passant progressivement de zéro à 200 euros la tonne de CO2. Mais au lieu de la payer aux fonctionnaires français, dont chacun sait qu’il s’agit d’un ramassis de fainéants totalement désintéressés de notre avenir, nous avons préféré la payer aux fonctionnaires saoudiens, irakiens, iraniens, qatari, russes, algériens, etc, et marginalement norvégiens, danois et hollandais. Chacun sait que tous ces derniers sont bien plus soucieux de l’avenir de la France que nos propres fonctionnaires !
Contrairement à une idée souvent professée, ce ne sont pas « juste » les pétroliers qui s’en sont mis plein les poches entre 2000 et 2008. De 1999 à 2008, le bénéfice de Total est passé de 3 à 13 milliards d’euros environ, pour une production d’hydrocarbures qui a légèrement augmenté de 0,75 à 0,85 milliards de barils équivalent pétrole. Un calcul de coin de table montre que la valeur de marché de la production a augmenté de environ 10 (1999) à environ 50 (2008) milliards d’euros. Par contre le coût technique d’extraction n’a pas énormément varié, et donc le bénéfice aurait du augmenter de 40 milliards d’euros ou presque (on néglige la variation du bénéfice du à la chimie et à l’aval). Question : où sont passés les 30 milliards qui ont « disparu » ? Réponse : dans les poches des pays producteurs. Ne nous y trompons pas : une hausse importante du prix des hydrocarbures ne termine que marginalement dans la poche des actionnaires des sales pétroliers capitalistes : elle termine surtout dans un transfert d’argent massif des pays importateurs vers les pays producteurs. Certes, ces derniers nous achètent ensuite quelques poulets, avions de combat et vêtements de luxe, mais l’effet net reste quand même une amputation significative du produit économique mesuré au sens du PIB.
Cette hausse du pétrole, qui rend son acquisition plus contrainte, a un autre effet : la création de dette chez les importateurs. Quand le monde devient contraint sur l’énergie, ce qui nous arrive depuis 1974 mais pour le moment de manière douce, conserver la fameuse croissance sans augmenter les flux physiques (la « dématérialisation ») peut se traduire par le fait de vendre aujourd’hui (donc de mettre aujourd’hui dans le PIB) un objet que l’on fabriquera et paiera demain. A ce moment là, nous avons le PIB tout de suite et l’énergie de fabrication plus tard, donc on « dématérialise », mais en créant de la dette. Nous croyons payer aujourd’hui essentiellement les turpitudes des banquiers, mais c’est inexact : ces derniers comportent assurément leur lot d’égoïstes cupides, mais ce que nous payons aujourd’hui est aussi la conséquence du changement du rythme de croissance sur la consommation de pétrole que nous avons vécu en 1974. La création annuelle de dette, privée comme publique, s’est emballée depuis le premier choc pétrolier, événement qui marque un événement physique majeur : l’arrêt de la croissance de la consommation de pétrole par terrien (la consommation globale continue d’augmenter, mais pas la consommation moyenne par terrien).
Imaginons maintenant que la taxe carbone telle que nous l’entendons ne soit pas mise en place. Sans contrainte annoncée sur le prix de l’énergie, l’économie ne démarre pas les efforts massifs et urgentissimes à réaliser pour changer ce que nous appelons classiquement nos modes de production et modes de consommation. Et dans ce contexte, le « retour de la croissance » que tout le monde espère pour bientôt est indissociable d’un retour de la hausse de la consommation de pétrole. Mais… nous sommes désormais au plateau de la production mondiale de pétrole, et ce plateau va durer de quelques années à 10 ans avant un déclin à un rythme difficile à définir (le débat technique sur ce sujet est intense). Une production de pétrole stable, cela représente déjà une quantité par personne décroissante si la population augmente. En outre, comme les pays producteurs consomment, au fil du temps, une fraction croissante de leur propre production, cela représente aussi une exportation qui décline. La conjonction de ces deux facteurs fera baisser la quantité par habitant des pays importateurs bien plus vite encore que la production mondiale. Comme nous l’avons vécu en 2008, une demande mondiale non contrainte devient bientôt impossible à satisfaire, les prix s’envolent, et l’économie des pays importateurs – c’est à dire l’essentiel de la planète – entre à nouveau en récession, venant battre en brèche les plans de « sortie de crise » actuellement concoctés.
A quand le prochain choc ? Hélas, dans les années à venir, disent l’essentiel des géologues pétroliers libres de leurs propos, et, de plus en plus, certains économistes de banque. Plus vite la croissance repartira, plus vite arrivera le prochain choc qui la tuera à nouveau. C’est la physique qui nous l’impose. La facture énergétique ne représente peut-être « que » 3% du PIB, mais… si, demain matin, nous devions être instantanément privés de pétrole et de gaz, ce n’est évidemment pas 3% du PIB que nous perdrions, mais considérablement plus : l’énergie, qui est par définition la transformation du monde, a démultiplié par plusieurs centaines l’énergie musculaire des hommes modernes. Rappelons que le PIB comptabilise l’ajout de travail et de rentes humains aux ressources naturelles pour en faire des produits mis à disposition du consommateur, pas une fraction de l’économie que nous pouvons supprimer sans effet sur le reste ! Sans taxe carbone payée à l’état français, nous devrons donc payer une taxe carbone de plus en plus exorbitante aux états producteurs à chaque choc pétrolier (puis, comme en 2009, la récession arrive, le prix baisse, mais le mal est fait). Nous n’aurons pas une économie qui se porte à merveille sauf passage à vide conjoncturel, et quelques petits pépins dans les stations de ski qui manqueront de neige en 2080 parce que nos émissions n’auront pas été limitées. Nous aurons des armées de chômeurs dans une économie qui s’effondre. Tant que l’économie mondiale n’aura pas basculé sur un mélange de sobriété et d’énergies non fossiles, au prix d’un effort qui sera majeur mais qui est incontournable, le crin qui suspend cette épée de Damoclès s’usera un peu plus avec le temps.
Tous les élus et leaders d’opinion qui ignorent les processus physiques sous-jacents croient donc, en suggérant d’abandonner cette taxe, qu’ils vont préserver le pouvoir d’achat de leurs concitoyens et qu’ils leur rendent un fier service. Il n’en est rien : ils augmentent la probabilité de la réédition de 1929. En 2004 déjà, Marcel Boiteux expliquait que la taxe carbone était un moyen de se prémunir contre la dictature… qui risque de faire immanquablement suite à des effondrements économiques à répétition provoqués par notre myopie sur l’énergie. Ne prenons pas ce risque.