Chronique parue dans L’Express du 26 novembre 2020.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, ne sera « pas évident » pour le lecteur. La tribune ci-dessous a été précédée d’un petit sondage qui posait la question suivante : « à votre avis, une entreprise peut-elle devenir « neutre en carbone » » ? Les réponses possibles étaient : « oui, tout de suite » (12% des réponses), « oui, plus tard » (30% des réponses), « non jamais » (38% des réponses), « je ne sais pas » (20% des réponses).
NB : le titre et le chapô de la version publiée dans l’Express sont de la rédaction, et je ne suis pas consulté. J’ai reproduit ici uniquement le texte envoyé au magazine.
Le CO2 possède une caractéristique essentielle : il est chimiquement inaltérable dans l’atmosphère. Une fois émis dans l’air par les sources naturelles ou humaines, la seule manière pour ce CO2 d’en ressortir est de revenir au contact du sol, où il sera absorbé par les « puits ». Il n’y en a que deux de significatifs : l’absorption océanique, et la photosynthèse.
La solution au problème climatique débute donc par un banal problème de robinet : pour que le CO2 atmosphérique arrête d’augmenter, il faut que les émissions totales dans l’air n’excèdent pas la capacité totale d’absorption des puits. Parvenir à cette situation – désirable – où les puits équilibrent les sources porte un nom : c’est la neutralité carbone. Au niveau de la planète, c’est donc très simple à définir.
Puisque l’objectif paraît si limpide, faisons pareil, disent les acteurs économiques ! Et voici venir les entreprises neutres en carbone, allant du ciblage publicitaire au saumon, des vols en avion à l’électricité, en passant par le café, la banque, les sodas, les supermarchés, et les jeux olympiques !
Mais… une entreprise, ce n’est pas la planète. Il faut donc savoir quoi compter côté plus et moins pour arriver à zéro. Côté plus, l’entreprise inventorie, sur un périmètre qui dépend de son envie, les émissions qu’elle considère lui être imputables (cela se limite parfois aux émissions de la chaudière des bureaux pour une banque). Côté moins, elle va acheter, pas cher, et sans avoir rien changé à ses propres processus, produits, marchés, et fournisseurs, des « crédits carbone », qui la rendent conventionnellement propriétaire d’un flux descendant de CO2 « ailleurs dans le monde », quantitativement identique aux émissions prises en compte. On « compense » alors les deux, et hop, le résultat fait zéro !
Sauf que… une entreprise, quand elle se déclare « neutre », ne s’est pas mise instantanément « en dehors du problème climatique ». Elle appartient comment avant à une chaine de valeur, au sein de laquelle tous les maillons (fournisseurs de rang 1 et plus ; clients, partenaires, etc) dépendent comme avant de machines à énergie fossile, voire de déforestation, et donc dépendent comme avant d’émissions de CO2, que ces émissions soient leur propriété ou pas. Le risque vient bien de la dépendance, non de la propriété !
De fait, si le monde devient sérieux sur la question climatique, l’ensemble des acteurs amont et aval de la chaine de valeur devra composer avec des contraintes qui les empêcheront de continuer à fonctionner à l’identique. Est-ce que notre entreprise « neutre » s’est dérisquée parce qu’elle a compensé ? Evidemment non. Elle a juste anesthésié ses collaborateurs en s’autoproclamant immunisée alors que l’épidémie est toujours là. Financer la reforestation est une priorité, mais doit être fait en plus, et non à la place, d’une fin de la dépendance de la chaine de valeur aux combustibles fossiles !
Les « crédits carbone », en outre, reposent sur des conventions fragiles ou invalides. L’argent du crédit ne finance qu’une petite partie d’un projet, mais hérite de la totalité du CO2 évité par ce dernier ! On met sur un même plan absorption future (et donc pour partie hypothétique) et émissions actuelles. Une partie des crédits ne correspond pas à de l’absorption supplémentaire mais à une « moindre émission »…
Les « achats d’énergie renouvelable », largement employés par les entreprises « neutres », n’ont hélas pas plus de lien avec la physique. Les producteurs d’électricité renouvelable sont de fait autorisés à vendre, séparément de l’électricité, des « certificats de garantie d’origine », attestant simplement de l’existence de leur production (l’essentiel vient de barrages). Les entreprises « achetant de l’électricité renouvelable » ne trient évidemment pas les électrons au compteur, mais ont juste acheté les certificats en question, alors qu’elles utilisent en pratique la même électricité que tout le monde (il n’y a qu’un seul réseau). Où est la fin du lien de dépendance avec les centrales à charbon et à gaz là-dedans ?
Les entreprises ne peuvent pas être neutres. Elles doivent contribuer à la neutralité planétaire. C’est très différent.