Tribune de Patrick Jeantet, PDG de SNCF Réseau, et de votre serviteur, parue sur le site des Echos le 26 décembre 2017
Il est devenu courant, désormais, que les grandes entreprises, en particulier celles intensives en énergie, pratiquent ce que l’on appelle un « shadow price of carbon » quand elles réfléchissent à leurs investissements. Le principe est assez simple : il s’agit d’évaluer la rentabilité de l’investissement « comme si » les émissions de CO2 associées à sa mise en place devaient effectivement donner lieu à une charge externe.
Pour une cimenterie, une centrale à charbon ou à gaz, il s’agit donc d’évaluer sa rentabilité « comme si » chaque tonne de CO2 émise par cette installation devait donner lieu au paiement de quelques dizaines d’euros – ou plus – sous forme de taxe. A quoi sert le résultat ? A être mis en balance avec d’autres options à la main du même investisseur (y compris de ne rien faire du tout !), pour voir laquelle est la plus intéressante dans ce cas « fictif » d’une réelle charge pour le CO2.
Dit encore autrement, si à l’avenir il s’avère que le CO2 émis donne vraiment lieu au paiement de cette charge, ce calcul prévisionnel donnera l’équation économique réelle de l’installation.
L’Etat et les maitres d’ouvrage publics s’imposent déjà un raisonnement de même nature pour les infrastructures de transport, et les évaluations socio-économiques avant projet incluent une valeur du carbone issue du rapport Quinet de 2008.
Prenons l’exemple d’une route : avec un CO2 à 100 euros la tonne, ce qui est le niveau auquel l’état français s’est engagé à arriver au plus tard en 2030 sur les carburants routiers (et idéalement bien avant), il en coutera 30 centimes supplémentaires par litre de carburant à chaque automobiliste. Question : comment est-ce qu’un tel niveau de prix déforme potentiellement le trafic envisagé ?
On peut du reste imaginer un montant bien supérieur. Actuellement, la prime à l’achat d’un véhicule électrique coute à l’état quelques centaines d’euros par tonne de CO2 non émise. Il serait donc légitime d’imaginer ce que devient le trafic routier avec une tonne de CO2 qui monte progressivement à 500 euros, ce qui double le prix des carburants. Dans un tel contexte, est-ce que l’infrastructure routière projetée se justifie toujours ?
On peut faire le même exercice pour un aéroport : il s’agirait alors d’imaginer la déformation du trafic avec une tonne de CO2 à 100 euros, ce qui augmenterait de 15 à 20 euros un vol européen de 1000 km.
Le mérite de cet exercice serait également de toucher du doigt les limites de l’exercice. Car, de fait, 30 centimes de plus par litre de carburant ne seront pas suffisants pour amener les émissions du trafic routier ou aérien à zéro, ce qui est désormais l’objectif du pays à 2050.
Et, du reste, les évaluations socio-économiques montrent que la valorisation (négative) du carbone émis en cas de nouvelle route reste faible comparée à la valorisation (positive) du temps gagné en transport. Pour prendre pleinement en compte l’aspect climat, l’état ou ses maitres d’ouvrages pourraient alors dégainer une deuxième arme : le bilan carbone obligatoire avant projet. Ici, il ne s’agirait plus de faire de l’économie, mais de la physique : le calcul consisterait à évaluer les émissions avec projet et les émissions sans projet.
Quand, par exemple, la collectivité aménage de quoi faire circuler un bus, un train, ou un vélo, il est possible de calculer d’une part les émissions associées à l’infrastructure construite ou rénovée, et, symétriquement, les éventuelles émissions évitées « ailleurs » si une partie du trafic existant se reporte – ou se maintient – sur le nouvel aménagement. Dans les exemples évoqués, si une partie des utilisateurs des vélos, des trains ou du bus sont d’anciens utilisateurs de la voiture, il en résultera une baisse des émissions globales.
Mais, dans le cas de la construction d’une route, d’un aéroport, et même de certaines voies ferrées (avec peu de trafic prévu, peu de report modal, et beaucoup de béton et d’acier par km de voie), il y aura le plus souvent plus d’émissions induites que d’émissions évitées. Si nous avons l’objectif partagé de faire baisser les émissions, est-ce alors raisonnable de mettre en chantier des infrastructures qui nous conduisent à l’exact inverse ?
Si nous voulons être sérieux sur nos engagements pris lors de l’accord de Paris, il devient impératif de procéder, avant chaque décision engageant le long terme, à une telle analyse comparée des émissions induites et évitées. Avec 30% des émissions de gaz à effet de serre nationales, et des infrastructures qui sont là pour le siècle, le secteur des transports est emblématique de ce nouveau besoin.