Tribune parue dans le magazine Décisions Durables en mars 2012
Si l’on se limite à l’époque qui a pris place après la seconde guerre mondiale, et qui est la seule que l’essentiel de la population des pays occidentaux a connue, la « défense de l’environnement » est essentiellement apparue par le biais de mouvements militants, parfois radicaux, dont aucun n’est issu du milieu économique.
Il y a de multiples explications qui rendent cette situation logique. La première, et la plus évidente, est que la pollution sort pour partie des usines, et ceux qui en vivent vont avoir un peu de mal à réclamer leur disparition ; il est bien plus naturel que cette envie émerge chez « ceux d’en face ». La deuxième est que la doctrine économique classique ayant explicitement affirmé que les ressources naturelles sont inépuisables et gratuites, tous ceux qui ont été nourris à ces mamelles-là ne verront pas pourquoi se préoccuper de quelque chose qui ne peut pas disparaître (sinon ce n’est plus inépuisable et gratuit !).
Il est dès lors assez normal que ceux qui se préoccupent d’environnement viennent pour l’essentiel de la sphère non économique. On peut tenter une troisième explication : l’argent, c’est ce qui sert, en régime capitaliste, à compter le profit, et le profit, c’est l’ennemi des sentiments nobles, dont la préservation de l’environnement fait partie.
Quand le militant « s’abaisse » à parler euros ou dollars, c’est généralement pour parler argent public – donc de subventions ou de taxes – mais il est rare que ce soit pour disserter sur des finances privées, même pour des activités qui sont considérées comme utiles pour l’affaire. On ne voit pas souvent d’ode à la gloire du résultat net d’un agriculteur bio ou d’une entreprise de dépollution de sols !
Du coup, parler environnement et parler « business » restent encore aujourd’hui deux choses assez fortement irréconciliables. Le militant écologiste « typique » peut à la rigueur se réjouir du fait que les exploitants d’éoliennes aient des comptes bénéficiaires, mais il ira rarement jusqu’à féliciter le pollueur d’hier qui a amélioré ses comptes en même temps qu’il a diminué ses rejets (directs et indirects) dans l’environnement.
Or il est pourtant impératif que ce mariage de l’environnement et des affaires ait lieu. Le grand maître Tocqueville ayant expliqué que le capitalisme était consubstantiel à la démocratie, tant que nous souhaiterons vivre dans un système qui ménage les libertés (la démocratie), il y aura dans le lot la liberté d’entreprendre, et donc des sociétés privées qui doivent réaliser des bénéfices.
Mais, dans le même temps, il ne saurait y avoir d’économie sans environnement. Toute activité de production, même dans les services, est basée sur des flux physiques issus de ressources naturelles. Sans extraction minière et sans énergie fossile, l’ordinateur sur lequel je suis en train de taper ce texte n’existerait pas, et pas plus le journal qui le publie. Sans plantes – une ressource naturelle parmi d’autres – disponibles sur les sols, nous mourrons tous de faim, ce qui rendra un peu compliqué d’avoir par ailleurs des entreprises bien portantes !
Et le grand paradoxe est que la liberté d’aujourd’hui, qui permet notamment d’entreprendre dans des activités qui ont besoin d’une dégradation de l’environnement pour exister, risque de nous amener dans des situations de tension très forte, issues de la pénurie de ressources (y compris vivantes) ou d’une instabilité climatique majeure, qui causeront justement la chute des régimes démocratiques et la fin de l’entreprise libre.
Réconcilier business et environnement est donc plus qu’un luxe : c’est la condition de la pérennité de la démocratie. Le plus efficace ne sera pas de demander aux militants radicaux d’aimer l’entreprise : il faut plutôt persuader les agents économiques « ordinaires » (salariés et chefs d’entreprise, essentiellement) d’aimer l’environnement. Pas par pure noblesse désintéressée, mais juste pour pouvoir survivre à terme !
Comment y parvenir ? Plusieurs haies sont à franchir, mais l’essentiel est d’accepter que tout prélèvement de ressources naturelles non renouvelables (on mettra aussi dans cette catégorie les prélèvements de ressources renouvelables au-delà de la limite de renouvellement) donne lieu à une forme de dotation aux amortissements dans les comptes des agents micro-économiques. Bien évidemment, aucune entreprise ne va prendre l’initiative de faire cela d’elle-même, seule dans son coin. C’est donc à la puissance publique de mettre sur pied un cadre qui s’applique à tous, puisque seul l’Etat, ou une instance supranationale qui s’y substitue, peut donner une valeur à une externalité.
Quand une entreprise consomme du pétrole (ne serait-ce que pour un véhicule de service) ou du gaz (ne serait-ce que pour le chauffage d’un local), elle participe à la consommation de ressources non renouvelables. Il faut donc « quelque part » une dotation aux amortissements qui représente le fait que le stock résiduel de pétrole et de gaz a baissé. La seule manière pour une entreprise de passer cela dans ses comptes, et d’en tenir compte comme s’il s’agissait de l’amortissement d’une machine, est d’avoir une taxe par litre de pétrole ou par m3 de gaz, payable « pour de vrai »… donc à l’Etat.
De même, quand elle perturbe l’environnement global – par exemple en émettant des gaz à effet de serre – la seule manière de passer une provision pour risque – représentative d’une dégradation future à peu près certaine – est de payer aussi une taxe à l’Etat. On pourrait multiplier les exemples : tout produit issu de la déforestation devrait être grevé d’une taxe correspondant à la diminution de la surface forestière (dotation aux amortissements du stock de forêts), toute activité d’artificialisation en plaine devrait être grevé d’une taxe correspondant à la diminution du stock de sols cultivables, etc.
Le début de la raison, si nous voulons réconcilier les affaires et l’environnement, et très accessoirement sauver la démocratie, est donc d’une simplicité biblique : il faut accepter – et le dire ! – l’idée que les comptes d’exploitation doivent être d’autant moins florissants que l’activité contribue à dégrader les stocks de ressources naturelles, et d’autant mieux portants qu’ils permettent de s’inscrire dans un monde où les prélèvements n’excèdent pas les capacités de renouvellement des stocks. L’essentiel de la mise en œuvre passera par un big bang fiscal. La Suède a fait le sien en pleine crise économique. Pourquoi ne pas essayer nous aussi aujourd’hui ?