Chronique parue dans L’Express du 29 octobre 2020.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, ne sera « pas évident » pour le lecteur.
En 2015 la France a voté une « loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte ». Avec un tel intitulé, tout le monde comprendra que, en s’y prenant bien, on doit pouvoir arriver à concilier croissance du PIB – et donc hausse du pouvoir d’achat – et baisse des nuisances environnementales.
Baisser, de combien ? En matière de climat, pour limiter la hausse de température globale « bien en dessous de 2°C », ce qui est l’objectif de l’accord de Paris, il faut diviser les émissions mondiales de gaz à effet de serre par 3 d’ici à 2050, soit une diminution d’environ 4% par an sur les trente prochaines années. En France, nous avons décidé de les diviser au moins par 6, ce qui suppose une baisse plus proche de 6% par an.
Nous voici donc avec un PIB qui doit croître, donc varier de plus de 0% par an, et des émissions qui doivent baisser d’au moins 6% par an. Conséquence logique : le « contenu en CO2 d’un euro de PIB » doit baisser d’au moins 6% par an pour garder un PIB constant, et même de 7% ou 8% si nous espérons 1% ou 2% de croissance annuelle.
Allons nous y arriver les doigts dans le nez ? Depuis 1960, début des statistiques mondiales sur le PIB, l’efficacité CO2 de ce dernier s’est améliorée au mieux de 1,5% par an en tendance longue. A la fin du 19è et au début du 20è siècle, les reconstitutions du PIB ne montrent pas un rythme supérieur d’amélioration de sa performance carbone.
Du coup, si nous devons baisser les émissions de 6% par an, mais que le gain sur les émissions par euro de PIB plafonne à 1,5% par an, cela signifie… un PIB qui baisse de 4,5% par an en moyenne. Adieu pouvoir d’achat et retraites !
Mais peut-être nos prédécesseurs n’étaient-ils pas aussi motivés que nous à favoriser la réduction des émissions, parce que le climat n’était pas un sujet ? Testons cette hypothèse : la création du GIEC date d’il y a plus de 30 ans désormais, en 1988. Est-ce que les émissions par unité de PIB se sont mises à baisser plus vite ensuite ? De 1980 à 2000 le rythme annuel était de 1,5% ; sur les 20 dernières années c’est moins de 1% par an. Manifestement, le changement n’est pas flagrant !
En fait, si une baisse rapide n’a jamais été observée, c’est que le pouvoir d’achat est précisément apparu en augmentant les émissions de CO2 ! Les combustibles fossiles nourrissent un exosquelette fait de machines mangeant charbon, pétrole, gaz, ou de l’électricité… qui est produite aux 2/3 avec du charbon et du gaz sur terre. Leur « respiration » produit donc du CO2. Et ce sont les machines qui produisent les biens et services que nous comptabilisons avec le PIB. Plus les machines produisent, plus notre pouvoir d’achat augmente… mais le CO2 aussi.
A l’inverse, sans machines, donc sans énergie, le PIB mondial serait divisé par… plusieurs centaines ! Car la puissance de nos esclaves mécaniques dopés à l’énergie fossile est considérable. Cette énergie est concentrée, pilotable, et potentiellement bien plus puissante qu’une énergie diffuse et non pilotable comme le vent ou le soleil. Du reste, si la civilisation industrielle a attendu le charbon et le pétrole pour se développer, alors que les renouvelables sont utilisées depuis des milliers d’années, c’est bien qu’il y a une raison.
Ces machines fonctionnant aux combustibles fossiles, elles sont un peu plus efficaces chaque année, de 1% à 1,5%. C’est de là que vient, pour l’essentiel, le gain en émissions par euro de PIB. La seule énergie décarbonée concentrée qui pourrait concurrencer le charbon est le nucléaire, mais son rythme de déploiement est bien trop faible dans le monde actuel pour qu’il puisse déclencher la baisse de 6% par an évoquée plus haut à lui tout seul.
La bonne réponse à la question posée est donc hélas qu’il est tout à fait impossible de concilier trajectoire 2°C et hausse du pouvoir d’achat. On comprend mieux, désormais, le peu d’empressement des gouvernants à mettre en oeuvre « pour de vrai » la transition climatique. Mais la balle est aussi dans le camp du citoyen, qui est confronté à un cruel dilemme : gagner transitoirement plus avec un climat qui dérivera plus vite, ou gagner moins en préservant la stabilité environnementale ?
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec la chronique, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Variation annuelle des émissions de CO2 par $ de PIB (on dit aussi « de valeur ajoutée ») dans le monde depuis 1965. La courbe fine représente une moyenne glissante sur 20 ans, et on voit que cette tendance a atteint au mieux 1,5% en 2000, ce qui signifie que c’était la moyenne sur la période 1980 – 2000. Entre la fin des années 1980 et 2019, on est légèrement en dessous de 1%.
Données BP Statistical Review pour l’énergie (calcul des émissions sur ces bases par votre serviteur), World Bank pour le PIB
Emissions de gaz à effet de serre (en g de CO2 équivalent) par $ de PIB dans le monde depuis 1900. Le PIB est exprimé en $ Geary-Khamis, ce qui est une des variantes de ce que l’on appelle la « parité de pouvoir d’achat » (PPP).
On voit que la baisse n’est pas significativement plus rapide, en tendance, au début du 20 siècle qu’à la fin.
Données Shilling et al + BP Statistical Review pour l’énergie (calcul des émissions dues à l’énergie par votre serviteur), + Global Carbon Budget pour les autres émissions, Historical Statistics of the World Economy: 1-2008 AD, Maddison pour le PIB