Tribune parue dans Les Echos du 20 février 2009
Avec 35 % de la consommation énergétique de la planète (et le même pourcentage en France, bien que les débats sur l’énergie aient une furieuse tendance à se focaliser sur le nucléaire ou l’éolien), le pétrole est la première des énergies consommées dans le monde. Mieux : quasiment plus aucune production, aujourd’hui, ne peut fonctionner sans transport, donc sans pétrole (qui alimente 98 % de ce qui roule sur terre). C’est vrai des activités de bureau, les salariés ayant besoin de se rendre à leur travail (pour beaucoup en voiture), mais aussi des commerces, dont l’essentiel n’existe plus sous la forme actuelle sans camions et sans voitures, des industries qui doivent chauffer des matières, réceptionner des fournitures et livrer des clients (tout ça en camion), et c’est encore vrai du tourisme (qui est difficile sans déplacement de touristes !) ou… de la presse, qui consomme de grandes quantités de papier qu’il a fallu fabriquer – avec de l’énergie – et qu’il faut distribuer une fois imprimé.
Non content d’étancher un tiers de notre soif énergétique, pour un prix ridicule (en Occident, le pétrole vaut mille fois moins cher que le travail humain qu’il remplace), le pétrole sert aussi d’étalon pour le prix des autres énergies. Le gaz (25 % de la consommation mondiale d’énergie) est ainsi vendu avec un prix qui varie largement comme celui du pétrole et c’est aussi largement vrai pour le charbon (20 % de l’énergie mondiale).
C’est donc dire que si le prix du pétrole augmente, c’est le prix de toute l’énergie qui augmente, y compris celui de l’électricité, puisque, dans le monde, les deux tiers de cette dernière sont fabriqués avec des combustibles fossiles. Et après ? Après, si le pétrole augmente vite, c’est… la récession. Depuis 1970, toutes les hausses significatives du prix du baril se sont terminées par une récession, pendant laquelle ledit prix s’est du reste mis à baisser. Mieux : sauf entre 1983 et 1986, le pétrole n’a baissé de manière longue que pendant les périodes de récession. Tout cela est normal : l’économie, ce n’est qu’une succession de transformations physiques et chimiques effectuées à partir des ressources naturelles, et, par définition, il n’existe pas de telles transformations sans énergie. Dès lors, tout devient très simple : un prix de l’énergie qui baisse, ce sont des transformations rendues moins onéreuses et donc une économie qui croît, et, à l’inverse, une énergie qui augmente rapidement, c’est la récession à peu près assurée.
85 % de notre consommation d’énergie actuelle venant de stocks finis (charbon, pétrole, gaz, uranium 235), les mathématiques nous imposent qu’il y aura, pour ces énergies, un maximum à la production annuelle puis un déclin. Pour le pétrole, les opérateurs (Total, Shell, BP et d’autres) ne cessent de nous répéter désormais que cela arrivera dans les cinq ans, si ce n’est déjà le cas, et dans les quinze ans pour le gaz. Il est à peu près évident que, si nous ne nous mettons pas en économie de guerre pour sortir de cette situation très vite, ce qui nous attend risque fort d’être plus une succession de récessions brièvement entrecoupées de rémissions que la hausse perpétuelle du pouvoir d’achat promise par le premier candidat venu.
Dans ce contexte, le pétrole redevenu peu cher est source de tous les dangers. Il laisse croire que le problème de l’approvisionnement a disparu, alors que c’est juste le reflet d’une demande qui baisse à cause de la récession ; il dissuade de faire les investissements structurants pour économiser l’énergie fossile, alors que ces derniers ne pourront être faits en une semaine « le moment venu », puisque cela concerne les logements, l’urbanisme industriel, les transports, la production électrique et même la structure des métiers ; il éloigne le spectre de la pénurie, alors que la récession actuelle menace justement la stabilité du monde et donc nos approvisionnements futurs.
Si un pétrole trop peu cher est une mauvaise affaire, même en temps de récession, la solution est d’une simplicité biblique : il faut en monter le prix. Même maintenant ? Oui, même maintenant, pour au moins deux raisons. La première est celle mise en avant par Obama quand il tend la main aux constructeurs auto en même temps qu’il veut renforcer les normes antipollution : il faut redémarrer l’activité (en fait l’emploi) sur de bonnes bases et donc avec la perspective d’un accès à l’énergie fossile qui ne sera pas de plus en plus facile, mais bien de plus en plus freiné, et qui doit de toute façon l’être pour éviter un changement climatique, dont les conséquences feront passer la crise actuelle pour une aimable plaisanterie. La seconde est que cela dégage des rentes disponibles pour les Etats consommateurs pour financer la reconversion, alors que sinon les producteurs fermeront les vannes, jusqu’au moment où le prix remontera, avec un effet net pour le consommateur final identique, sauf que c’est le producteur qui aura capté la rente et donc que le pays consommateur n’aura pas un centime pour payer sa reconversion.
Le débat qui naît sur la taxe carbone est donc bienvenu. Il faut juste ne pas se tromper de priorités : la taxe carbone n’est pas un accessoire à la suppression de la taxe professionnelle, mais une proposition principale dont une des contreparties est la fiscalité du travail. Car le principal but de cette taxe carbone n’est pas de boucher un trou dans les recettes de l’Etat, c’est de modifier le comportement des acteurs économiques pour sortir des combustibles fossiles avant que ce soit ces derniers qui nous sortent, c’est-à-dire provoquent des crises à répétition, dont celle-ci n’est peut-être qu’un premier exemple pas trop méchant. Pour parvenir à ce résultat, il faut des modalités particulières et notamment une hausse régulière et programmée du prix final pour le consommateur, seule manière de lui donner la nécessaire visibilité pour programmer ses investissements (des entreprises comme des ménages). Servir de bouche-trou à la suppression d’un autre impôt ne permet pas cette programmation indispensable, même si, à l’évidence, la question de la contrepartie se pose nécessairement dans tout débat fiscal. Enfin, il ne faut surtout pas attendre de sortir de la récession actuelle – largement due à la forte hausse du prix du pétrole qui a pris place de 2002 à 2008, on semble un peu trop l’oublier – pour recommencer à s’occuper de l’énergie : alors que nous sommes à quelques années tout au plus du plafonnement géologique de la production pétrolière, il y a toutes les chances que cette récession dure bien trop longtemps pour que nous puissions nous offrir un tel répit.