Tribune parue dans Marianne le 24 novembre 2012
Une corne d’abondance : voilà ce que le mode de vie quotidien est devenu par la magie du triptyque pétrole – gaz – charbon. Certes il faudrait en consommer de moins en moins pour le climat, et certes la France leur doit 70 milliards de déficit commercial en 2011, mais, quand même, nous sommes assez peu pressés de faire sans. Du coup, il suffit que l’éventualité d’une disponibilité en gaz – dits de schiste – se fasse jour chez nous pour que nombre d’acteurs économiques réclament leur exploitation le plus vite possible. Pas question de rater ce trésor national !
Malheureusement, les faits sont les faits, et ils sont têtus. Pour commencer, il n’est pas sûr du tout qu’en France nous ayons une ressource exploitable. Depuis la surface, tout ce que savent dire les géologues compétents est qu’il y a des « schistes », à savoir des roches sédimentaires profondes où il est possible que du gaz ait été formé par transformation de restes organiques anciens. Mais, sans forages d’exploration (non effectués en France), personne ne sait quelle est la quantité de gaz extractible dans des conditions techniques et économiques abordables. Pour le pétrole, seul un puits d’exploration sur 6, en moyenne, permet de trouver quelque chose d’intéressant !
Le seul débat véritable, aujourd’hui, est donc de savoir si nous souhaitons explorer ou pas. Nous pourrions dire non : le gaz émet certes deux fois moins de CO2 par kWh que le charbon, mais ce n’est pas zéro. Si nous sommes sérieux sur nos engagements en matière de climat, la voie n’est sûrement pas d’augmenter la consommation de gaz, de schiste ou pas, et à ce moment il ne sert à rien d’en chercher.
Admettons que nous lancions néanmoins l’exploration, parce que le climat, au fond, on s’en fiche. De là, deux possibilités : soit il y a du gaz exploitable, et alors on peut parler chiffres, soit il n’y en a pas, et à ce moment il est inutile de s’empoigner dès à présent sur quelque chose qui n’existera jamais ! Il est important de souligner que si du gaz est trouvé, alors il sera certainement exploité. Qui, sauf un hypocrite ou un naïf, peut dire que nous pourrions dépenser de l’argent pour chercher du gaz, pour ensuite le laisser sous terre si nous en trouvons ? Le vrai débat du moment porte donc sur l’opportunité d’en chercher, ou non.
Plaçons nous maintenant dans une situation où nous aurions cherché et trouvé du gaz. Même si nous nous fichons du CO2 (bis), cela resterait probablement un appoint marginal. Pour faire sortir ce gaz, il faut fracturer la roche très compacte (le schiste) qui le renferme, pour créer un réseau de fissures permettant de faire circuler le gaz dans le sous-sol avant de le drainer vers la surface. Mais le volume de gaz rendu mobile par ces fissures est faible, et donc le débit d’un puits de « gaz de schiste » baisse très vite : -50% au bout d’un an, et -80% au bout de deux.
Par ailleurs, les limites du forage horizontal empêchent de drainer un rayon important autour du puits. La conjonction de ces deux contraintes conduit à forer de nouveaux puits en permanence, installés tous les km en ordre de grandeur. Il faut aussi installer un réseau de gazoducs très dense pour évacuer le gaz produit (puisqu’il y a un puits tous les km). Il faut enfin disposer d’eau en quantité, pour la fracturation.
Pourquoi les USA y sont-ils arrivés quand même ? Parce qu’ils réunissent toutes les conditions nécessaires. Ils ont effectivement du gaz extractible, ce qui est un bon début. Ensuite, depuis 150 ans chaque propriétaire d’une parcelle peut exploiter du pétrole ou du gaz chez lui sans demander d’autorisation à l’état (c’est le seul pays au monde dans ce cas), ce qui a permis l’apparition d’une industrie du forage puissante et ancienne, et la création d’un réseau de gazoducs finement maillé.
Mais il y a un dernier point qui n’est pas mineur : l’essentiel des gaz de schiste, aux USA… ne sont pas des gaz de schiste ! Ces derniers ne représentent en effet que 15% de la production américaine. L’essentiel de la fracturation s’applique à des « réservoirs compacts », formations géologiques très proches des roches-réservoir « ordinaires » (du même type qu’à Lacq), qui fournissent un tiers du gaz américain. Comme il faut aussi fracturer pour sortir ce gaz, vu depuis la surface le profane ne sait pas distinguer réservoirs compacts de gaz de schiste, et a tôt fait de voir du gaz de schiste partout. Mais la France n’a pas de réservoirs compacts…
Parlons chiffres, du coup : l’Hexagone consomme 50 milliards de m³ de gaz par an, et d’éventuels gaz de schiste pourraient peut-être en fournir 5 à 10 par an, d’ici 10 à 15 ans, au prix d’un « trou » tous les 1 à 2 km dans les zones d’exploitation. Pour gagner 10 milliards de m3 de gaz par an en France, il y a bien plus simple ! Nous utilisons 30 milliards de m³ chaque année pour le chauffage, alors que l’industrie c’est « juste » 16. Remplacer le chauffage au gaz par des pompes à chaleur (fabriquées chez nous), alimentées avec de l’électricité nucléaire et hydraulique (fabriquée chez nous), résout trois fois le problème. Et ça serait moins intéressant ?