Tribune parue dans Les Echos du 2 décembre 2011
Par un tour de passe-passe totalement inattendu, un tsunami japonais a donc mis l’énergie au centre de notre élection présidentielle. La voie empruntée est originale, mais il était temps que cela arrive !
Qu’est-ce que l’énergie ? Tout simplement ce qui permet de chauffer, refroidir, déplacer, tordre, étirer, laminer, mélanger, transmettre, creuser, ériger… en clair transformer ce qui nous entoure. En ayant multiplié par plusieurs centaines l’action de nos seuls muscles sur l’environnement, l’énergie est devenue le sang des sociétés industrielles. Tant que les ressources sont sans limites, plus on a d’énergie et plus on peut créer de flux physiques, dont le PIB n’est que la traduction monétaire.
Entre 1880 et 1975, chaque terrien a disposé de 2,3% d’énergie supplémentaire par an, pouvant ainsi créer, toutes choses égales par ailleurs, 2,3% de flux physiques en plus. Dans le même temps, l’efficacité énergétique de l’économie, parfois appelée « progrès », rajoutait une production supplémentaire par unité d’énergie. Avant les chocs pétroliers, le PIB par être humain progressait alors de 3% par an. En 1980, le pétrole, qui fournit toujours 40% de la consommation planétaire d’énergie finale, est brusquement passé de 5,5% de croissance annuelle moyenne à… 0,8% (et depuis 2005 c’est zéro).
Malgré l’augmentation du gaz et du charbon [NDR : il faut évidemment comprendre « malgré une quantité croissante de gaz et de charbon consommée par personne »], la croissance de l’énergie par terrien est soudainement descendue à 0,2% par an. L’efficacité énergétique a continué, de 1% par an (mais pas plus ; aucune dématérialisation accélérée n’a eu lieu). La croissance du PIB par habitant de la planète est alors passée de 3% à 1% par an, engendrant au passage notre problème de dette en Occident.
En 2010, la France a consommé 1800 TWh (un TWh = un milliard de kWh) d’énergie finale, pour un PIB de 1900 milliards d’euros, soit environ 1 kWh d’énergie finale par euro de PIB. 750 TWh viennent du pétrole, 450 du gaz, 300 du nucléaire, 100 du charbon, 100 du bois et 50 de l’hydroélectricité (l’éolien fait 10 et le photovoltaïque 1). Diviser par quatre nos émissions de CO2 d’ici à 2050, comme la loi de 2005 sur l’énergie le prévoit, implique de passer de 1350 à 350 TWh sur les énergies fossiles.
Et les renouvelables ? Comme elles demandent beaucoup plus de capital par kWh que les énergies fossiles, 200 TWh supplémentaires donne un ordre de grandeur. Reste le nucléaire. Si nous le supprimons, ce qui est le but de EELV, il reste 700 TWh en 2050. En conservant 1% de gain annuel sur l’efficacité énergétique de l’économie (hypothèse discutable, car ce progrès suppose une rotation du capital qui disparaît en récession), notre PIB serait alors de 900 milliards d’euros environ en 2050, soit la moitié d’aujourd’hui. Savoir si ce serait un bien ou un mal pourrait être un long débat. Mais le PS a-t-il bien compris que c’est cela qu’il soutenait dans les faits ?
Jusqu’où peut-on faire autrement ? Pour les combustibles fossiles, une partie de la messe est dite de toute façon. La production mondiale de pétrole diminuera de moitié environ d’ici à 2050. Avec l’effet d’éviction du aux émergents qui prendront une part croissante de ce qui restera, une division par quatre de notre approvisionnement est assez vraisemblable. Le gaz européen vient pour 60% de la Mer du Nord, qui a entamé son déclin, et les Russes ne compenseront pas la différence. Incidemment, cela rend impossible de remplacer le nucléaire par du gaz en 2030 : le gaz nécessaire ne sera pas là ! Il vaut mieux consacrer nos capitaux à remplacer gaz et fioul du chauffage (environ 400 TWh au total) par de l’isolation et… de l’électricité nucléaire. Idem pour les transports, où il faut supprimer 400 à 500 TWh de pétrole en divisant la consommation des véhicules par 3, et en électrifiant une partie des véhicules… sans CO2.
Nos amis Allemands, souvent cités en exemple, ne s’apprêtent pas du tout à faire la « transition vers les renouvelables ». Ils vont surtout faire appel au gaz russe – au détriment des autres européens – et au charbon, qu’ils ont chez eux, et augmenter leurs émissions de CO2. Ils sont déjà à 10 tonnes par personne et par an – contre 6 pour un Français – alors qu’il faut viser 2 tonnes en 2050 ! La sortie du nucléaire en Allemagne sera(it) un coup terrible porté à « l’Europe du climat ». Belle réalisation écologique, en vérité…
A l’opposé, si nous supprimons trois quarts des fossiles, ce qui est imposé, doublons les renouvelables, ce qui est possible, et augmentons le nucléaire de 50%, cela permet plus de 1000 TWh et 1400 milliards d’euros de PIB en 2050. Cette option, qui suppose un plan comme nous n’en avons jamais vu depuis la reconstruction, et, déjà, l’oubli de la croissance comme objectif cardinal, est probablement jouable dans un monde qui reste pacifique et démocratique. En y rajoutant la sortie du nucléaire, c’est moins sûr.
Cadeau bonus : quelques graphiques rajoutés en mars 2014
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’article, évidemment, mais qui sont utiles pour conforter le propos.
Evolution de la consommation d’énergie par personne, en moyenne mondiale, depuis 1860, bois inclus (pour le bois j’ai fait une interpolation à partir d’une série incomplète).
L’axe vertical est gradué en kWh.
Eolien et autres renouvelables « nouvelles » sont dans la catégorie « other », qui correspond à la toute petite aire bleu foncé tout en haut.
Le bois est estimé.
Au début du 21è siècle, un terrien dispose donc, en moyenne, d’environ 20.000 kWh primaires par an.
On note trois temps dans l’évolution ci-dessus : jusqu’en 1979 (2è choc pétrolier), la quantité d’énergie par personne est fortement croissante, d’environ 2,5% par an, et après elle est quasi-constante jusqu’au début des années 2000. On constate enfin une « remontée » au courant des années 2000, qui vient essentiellement de l’augmentation du charbon en Chine.
Compilation de l’auteur sur sources primaires Shilling et al. 1977, BP Statistical Review 2014, United Nations, Global Carbon Budget.
Dollars (constants) de PIB par kWh d’énergie primaire, moyenne mondiale.
Ce que dit cette courbe est que pour produire un dollar de PIB en 2012 dans le monde il faut utiliser environ 30% d’énergie en moins qu’en 1970.
Le terme GDP/NRJ, a donc progressé d’un peu moins de 1% par an pendant cette période (0,8% par an pour être précis !), mais on constate que sur les 10 dernières années la progression est nulle, ou dit autrement qu’il n’y a pas eu d’efficacité supplémentaire.
Source : BP Statistical Review 2015 pour l’énergie, World Bank 2015 pour le PIB, division par votre serviteur.
Taux de croissance annuel du PIB par personne dans le monde depuis 1961 (courbe bleue) et moyenne sur les 3 périodes 1960 – 1973, 1974 – 2007, 2008 – 2014 (courbe orange).
On voit que, pendant les Trente Glorieuses, le PIB par personne croît de plus de 3% par an en moyenne, puis ce taux descend à 1,5% de 1974 à 2007, et depuis 2008 il est de 0,7% par an en moyenne.
Source : World Bank, 2015, pour le PIB, calcul des pourcentages par votre serviteur.
Consommation d’énergie finale en France en 2012, par secteur et par origine de cette énergie.
On voit clairement que les produits pétroliers et gaziers (donc énergies fossiles) dominent largement avec cette manière de compter.
Graphique Carbone 4, d’aprèsSOeS, Ceren, SBCU, RTE
Simulation de la production mondiale de liquides de 1870 à 2100.
Le trait vertical situe 2010.
La zone bleue foncé agrège en fait les extra-lourds et le « pétrole de schiste« .
Le maximum de la production se situe aux alentours de 2020, date assez représentative (à 5 ou 10 ans près) des pronostics dans le secteur.
On note qu’en 2050 la production mondiale a chuté d’environ 50%.
Source : « Transport energy futures: long-term oil supply trends and projections », Australian Government, Department of Infrastructure, Transport, Regional Development and Local Government, Bureau of Infrastructure, Transport and Regional Economics (BITRE), Canberra (Australie), 2009.
Part de l’Europe dans la consommation pétrolière mondiale.
On note que la fraction de l’or noir mondial consommée par notre bloc a été divisée par 2 depuis 1970, et que la baisse a tendance à s’accélérer depuis le début des années 2000 (alors même que la production mondiale de pétrole a tendance à ne quasiment plus augmenter).
La prolongation de la tendance des 10 dernières années amène l’Europe à disposer, en 2050, d’une fraction du pétrole mondiale qui est comprise entre la moitié et le tiers de sa part du début des années 2000. Conjugué à une baisse de 40% ou 50% de la production mondiale, cela signifie que l’Europe n’aurait plus qu’un petit quart du pétrole des années 2000 en 2050.
Source : BP Statistical Review, mise en forme par votre serviteur.
Consommation de pétrole en Europe (axe horizontal) en millions de tonnes équivalent pétrole vs. PIB européen en milliards de dollars constants pour la période allant de 1965 à 2014.
En points vert avec ligne jaune : période de 1965 à 1982.
En points rouges avec trait orange : période allant de 1983 à 2014.
On note qu’après les premiers chocs pétroliers l’économie est devenue plus « efficace » en pétrole (mais pas vraiment moins dépendante : il y a toujours un lien direct entre pétrole consommé et PIB européen) jusqu’en 2007. A ce moment la ligne « tourne à gauche », ce qui signifie qu’il y a d’abord de moins en moins de pétrole, puis de moins en moins de PIB.
Il est normal qu’une diminution du pétrole diminue le PIB : le pétrole étant l’énergie des échanges, surtout dans une économie mondialisée, une contraction subie du pétrole engendre une contraction subie des échanges et par là même une pression à la baisse sur le PIB.
Calcul de l’auteur sur données BP Statistical Review 2015 et World Bank 2015
Origine du gaz consommé en Europe (incluant la Norvège), en millions de tonnes équivalent pétrole par an
(en milliards de m³ cela donne presque les mêmes chiffres).
La production domestique de la zone (aire bleue) décline nettement depuis 2005.
Source des données : BP Statistical Review, mise en forme par votre serviteur
Evolution de la balance énergétique de la Russie depuis 1985, en millions de tonnes équivalent pétrole.
(Lorsque le montant est négatif il s’agit d’exportations).
On voit que pour le pétrole il y a eu des variations importantes sur les 20 dernières années, avec un plus que doublement des exportations, mais ce n’est pas le cas pour le gaz, qui est stable à 150 millions de tonnes équivalent pétrole exportées par an depuis plus de 20 ans.
Rappelons que l’Europe consomme environ 500 millions de tonnes équivalent pétrole de gaz par an, et que pour remplacer le nucléaire européen par du gaz il faudrait que cette consommation augmente d’environ 150 millions de tonnes équivalent pétrole (et cela augmenterait les émissions de CO2 d’environ 0,5 milliard de tonnes).
Source BP Statistical Review, 2015