Chronique parue dans L’Express du 24 Juin 2021.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, ne sera « pas évident » pour le lecteur. La tribune ci-dessous a été précédée d’un petit sondage qui posait la question suivante : « A votre avis, si nous ne faisons rien sur les émissions de gaz à effet de serre, ces dernières : ». Les réponses possibles étaient : « augmentent sans cesse jusqu’en 2100 » (67% des réponses), « diminueront avant 2100″ (6% des réponses), « se mettront à baisser de toute façon un jour, mais après 2100″ (7% des réponses), et « je ne sais pas » (21% des réponses).
« Je n’arrêterai jamais de fumer, c’est trop dur ». Qui n’a jamais entendu cette affirmation d’un(e) adepte du tabac ne se sentant pas le courage d’abandonner la cigarette ? Cette déclaration est une illusion d’optique. Bien sûr que notre fumeur ou fumeuse arrêtera « un jour » : au plus tard le jour de son décès. Et, malheureusement, plus il ou elle résistera à l’arrêt volontaire, et plus cela augmentera la probabilité de subir un arrêt involontaire, autrement plus désagréable.
Quel rapport avec le changement climatique ? Il réside dans la croyance courante que « ne rien faire » sur les émissions, c’est garantir que ces dernières vont augmenter encore et encore sans limite de durée. « Ne rien faire », ce serait l’assurance que les émissions vont croître jusqu’en 2100, et au-delà. Mais l’illusion est la même que pour le tabac : en fait, « ne rien faire » sur les émissions, c’est juste se mettre dans une situation où la baisse arrivera à l’occasion d’un événement non désiré, et plus on « ne fait rien », plus vite arrivera la régulation involontaire.
Commençons par le plus évident : pour émettre du CO2, il faut des combustibles fossiles à brûler et des forêts à couper. Les émissions de la déforestation finiront fatalement par baisser… au plus tard quand il ne restera plus assez d’arbres debout, soit que nous les ayons coupés, soit qu’un début de dérive climatique les ait tués, de sec, de chaud, de parasites, ou d’incendies. Accessoirement, à ce moment-là nous aurons perdu l’essentiel du couvert forestier mondial par rapport à 1750.
Les combustibles fossiles mettent des dizaines ou centaines de millions d’années à se former. A l’échelle des temps historiques, en brûler de plus en plus chaque année n’est donc pas possible. Quand les gisements se seront suffisamment épuisés pour que la production d’hydrocarbures ne puisse plus croître, les émissions de CO2 fossile baisseront fatalement. Quand ? Pour le pétrole, nous y sommes, à quelques années près. On pourra chicaner pour savoir si c’était 2018 (maximum historique) ou si ça sera 2025, mais en gros, c’est maintenant. Pour le gaz, même sans volonté de s’occuper du climat, ce serait peu de temps derrière – entre 2030 et 2050. Le charbon semble plus abondant, mais personne n’est capable de dire si, à lui seul, il pourrait permettre au CO2 fossile de croître sans discontinuer jusqu’en 2100.
En outre, il y a d’autres limites à la croissance de la société thermo-industrielle. Il nous faut de quoi manger, par exemple. Or, la dérive climatique va assécher une majorité des régions de culture, et le pétrole est indispensable pour assurer la mise à disposition de la nourriture dans les villes où réside plus de 50% de la population : sans camions, les grandes agglomérations meurent de faim ! Il semble illusoire qu’une insécurité alimentaire généralisée n’aura pas d’effet limitant sur l’économie, voire sur la taille de la population.
Les hydrocarbures ont aussi permis aux humains de s’entasser dans des villes, pour y jouir de l’abondance matérielle créée par des machines au travail dans les champs, les mines et les usines. Cette concentration humaine interconnectée (par des avions, trains et voitures) crée un terreau propice à la propagation de pandémies, dont le covid n’est qu’un timide avant-goût. Qu’advienne une nouvelle grippe espagnole ou pire comme le prédisent certains virologues et l’un des effets de bord d’un tel drame sanitaire sera une baisse durable des émissions de gaz à effet de serre…
Avec les informations disponibles sur les stocks fossiles, les effets de la dérive climatique, et les autres limites planétaires (métaux, sols, biodiversité), la probabilité que le « laisser faire » permette à la croissance des émissions de CO2 de se poursuivre jusqu’au décès de la génération de mes enfants est donc proche de zéro, et même pour ma génération la question se pose sérieusement.
Cela signifie que le « laisser faire » a toutes les chances de nous mener, bien avant 2100, à une contraction structurelle mais non anticipée – et donc non pilotée – du « système industriel humain ». Face à cette éventualité et sa probable échéance, il semble raisonnable de choisir la voie d’une sobriété organisée, même si cela suppose de faire contribuer aussi celles et ceux que, au regard de leurs revenus, nous avons coutume d’appeler aujourd’hui « modestes ». Leur sort sera toujours mieux préservé dans un mouvement contrôlé que dans la débâcle planétaire généralisée, qui, selon toute vraisemblance, sera bien plus violente, meurtrière, et inéquitable.