Tribune parue dans Le Figaro du 3 avril 2011
Prenez un phénomène invisible, et donc nécessairement mystérieux : la radioactivité. Dotez-le d’une unité de mesure dont personne ne connaît la définition : le becquerel, et d’une unité de « dommage aux êtres vivants », encore moins accessible au commun des lecteurs de journal : le sievert (et ses sous-multiples le millisievert et le microsievert). Annoncez alors que vous avez détecté des becquerels ici, ou que telle population a pris tant de microsieverts là. Résultat assuré : quelle que soit la valeur mesurée, une large partie de vos interlocuteurs va penser qu’il y a du danger.
La radioactivité a beau être un processus connu depuis un siècle, la Commission Internationale sur la Protection Radiologique a beau exister depuis 1928, les Nations Unies ont beau avoir créé en 1955 une commission spéciale chargée de documenter les effets de la radioactivité et de produire des rapport sur ce sujets, la méfiance est de mise dès qu’un soupçon de rayonnement ionisant se profile à l’horizon, alors que pourtant, ici comme ailleurs, c’est la dose qui fait le poison. Et de fait, la radioactivité est une nuisance parfaitement négligeable dans tous les processus qui font mourir prématurément nos semblables, et cela resterait vrai si la production nucléaire devait être multipliée par 10 sur terre.
Sans quitter l’électricité, les accidents dans les mines de charbon font plus de 5000 morts par an, rendant la production électrique à base de charbon (40% de l’électricité mondiale, contre 15% pour le nucléaire) considérablement plus meurtrière que celle issue de l’atome, même en tenant compte des accidents comme Tchernobyl. Le tabac et les voitures, tous deux en vente libre, tuent chaque année dans le monde l’équivalent d’une grande ville ou d’une région française. Manger trop gras et trop sucré tue prématurément des centaines de milliers d’américains tous les ans, et même rester chez soi est dangereux : environ 10.000 décès par an sont dus aux accidents domestiques dans notre pays. Mais voilà : un hamburger, une cigarette, une voiture ou une prise électrique, cela se voit. Pas de chance pour le rayonnement bêta ou le photon gamma : ils sont invisibles !
Cette crainte de ce que l’on ne voit pas mais que des appareils détectent aboutit désormais à des situations d’une extrême précaution, où nous avons tendance à penser que tout ce qui dépasse la norme est dangereux de ce seul fait. Il y a une région de l’Inde, le Kerala, où les habitants prennent chaque année 3 à 4 fois la dose maximale admise pour les travailleurs du nucléaire en France. Alors que l’espérance de vie en Inde est un peu supérieure à 60 ans, dans cette région elle dépasse 70 ans, ce qui rend peu vraisemblable que tout travailleur d’EDF qui dépasse la dose annuelle admissible mette sa vie en danger !
Une hôtesse de l’air qui prend 200 vols long courrier par an approchera aussi de la dose maximale admise pour les travailleurs du nucléaire, et une personne qui passe un scanner corps entier peut largement la dépasser (sans parler des gens dont les cancers sont soignés aux rayons : chez eux la radioactivité sert à essayer de les guérir…). Faut-il interdire les scanners, le traitement des cancers et les vols en avion ? Ou faut-il plus raisonnablement admettre que les normes de sécurité ne sont pas nécessairement calées sur des seuils de danger documentés dans la littérature médicale ?
Quel rapport avec Fukushima, tout cela ? Le rapport est simple : Fukushima est un accident industriel majeur, où les installations sont détruites, l’environnement immédiat risque une contamination importante, et les intervenants sur site risquent peut-être leur vie, mais rien de tout cela ne distingue cet accident d’un incendie d’usine chimique ou d’une raffinerie, sauf… ce malaise lié à la présence d’un processus invisible, et mesuré par une unité incompréhensible.
De même que personne ne risque rien à manger 2 grammes de sucre par jour, personne ne risque rien à subir des expositions à la radioactivité qui restent sous 100 millisieverts par an (sachant qu’il faut 1000 microsieverts pour faire un millisievert, bien évidemment). L’absence d’élément inflammable dans le cœur des réacteurs concernés (contrairement à Tchernobyl), et l’évacuation précoce des populations (contrairement à Tchernobyl), rendent peu probable que Fukushima change significativement le bilan humain – bien assez lourd comme cela – du tsunami, même si la situation empire encore sur le site. En quoi cela serait-il indécent d’en prendre acte ?