Tribune parue dans Les Echos du 22 octobre 2007
NB : L’article original est paru dans La Jaune et le Rouge de septembre 2007
Soit un PIB dont nous voulons qu’il continue à croître. Soient des ressources dont nous voulons que la consommation annuelle se mette à décroître, ou dont la consommation annuelle va décroître, que cela nous plaise ou pas. Soit une histoire économique des deux derniers siècles qui montre que l’augmentation du PIB par habitant, dans tous les pays du monde ou à peu près, se traduit depuis des décennies par une augmentation de la consommation d’énergie, de sol, de viande, de minerais de toute nature, et encore d’autres matériaux, et une augmentation non moins importante de la production de déchets de toute sorte, dont le CO2 fait assurément partie, avec pour tous ces flux des impasses qui se précisent pour les décennies à venir. Soit enfin chacun d’entre nous – et donc nos élus – qui aime la croissance chez soi le lundi, mais un peu moins chez les autres le mardi, la première étant bonne pour nos emplois et la second mauvaise pour nos enfants, alors qu’il s’agit bien évidemment de la même.
Que faire face à cette somme de contradictions ? Mais c’est évident mon cher Watson : dé-ma-té-ria-li-ser. « Avant », impossible : notre économie se nourrissait de tonnes de charbon, d’acier et de ciment, et les ouvriers ressortaient la gueule noircie des mines, des locomotives et des usines : tout cela était d’un matérialisme évident et on ne faisait pas de croissance sans casser quelques œufs. Heureusement, cette vision ne sera bientôt qu’un souvenir du passé : grâce à Internet, à l’économie de services, aux loisirs, au travail de bureau et à quelques autres bricoles parfaitement dématérialisées, l’employé(e) ressort de son bureau les mains propres et le pli du pantalon – ou de la jupe – impeccable. Pfuit ! Terminées les consommations matérielles, et le PIB va pouvoir monter pendant que les consommations de ressources non renouvelables vont baisser : mettre tout le monde derrière un ordinateur, il suffisait d’y penser. Nous serons sauvés par la tertiarisation de l’économie, impensable auparavant. La vérité étant, pour reprendre une maxime d’Allais (l’économiste, pas l’écrivain), non point l’opinion de la majorité, mais ce qui découle de l’observation des faits, que disent ces derniers ?
Il est incontestable que, en deux siècles, la part de l’emploi dans le tertiaire (en France) est passée de 15 % à 70 %, avec diminution à due concurrence de la part des deux autres secteurs d’activité. Mais il y avait 2 millions d’actifs dans l’industrie en 1800, alors qu’il y en a 6 millions aujourd’hui. Avons-nous tant dématérialisé que cela ? Il y a une deuxième chose que ce pourcentage sur l’emploi ne dit pas : un employé du tertiaire de l’an 2000 consomme-t-il moins d’eau, d’énergie ou de minerai de cuivre qu’un employé de l’industrie (et des mines) d’il y a un siècle ? Si nous prenons l’énergie ou l’espace au sol, il n’est pas sûr que le tertiaire d’aujourd’hui soit moins consommateur que l’industrie d’hier. Enfin, une autre observation qui vient montrer que rien n’est simple est qu’il n’y a point de tertiaire… sans industrie. Si nous pouvons passer nos journées confortablement assis sur une chaise ou derrière un ordinateur, c’est bien que, dans le même temps, machines et ouvriers conjugués fabriquent de plus en plus « à notre place » vêtements, nourriture, matériaux et plus généralement tous les objets de la vie de « tous les jours « .
Si nous passons en revue les pays de la planète, n’est-il pas frappant de constater que la proportion d’emplois dans le tertiaire est, grosso modo, proportionnelle à la consommation d’énergie par habitant ? La faiblesse de la consommation d’énergie par personne conduit-elle à voir apparaître spontanément des armées d’employés de bureau au Mali, au Népal ou en Mongolie ? Pas vraiment ! Industrialisation et augmentation de l’emploi tertiaire seraient plutôt synonymes… Peut-on tenter une explication ? L’apparition d’industries suppose certes des emplois directement rattachés aux flux matériels dans des usines (ouvriers et encadrement), mais il faut aussi du monde pour distribuer et administrer cette production, et éventuellement déplacer, aider ou former les clients, et ces emplois – de services – croissent avec la production matérielle.
L’Insee met en effet dans les services nombre d’activités parfaitement énergivores ou dévoreuses d’espace, à commencer par les transports (routier, maritime ou aérien), les zones commerciales en périphérie de ville (et les accès routiers associés) et encore tout ce qui est logistique, loisirs, santé, enseignement, sports… ; ces activités utilisent des bâtiments qu’il va bien falloir chauffer, desservir en électricité et accessoirement alimenter en objets industriels pour leur fonctionnement. Quand on sait que bâtiments et transports, mis bout à bout, sont à l’origine de 70 % de la consommation d’énergie en France, on mesure que d’assimiler automatiquement cette « tertiarisation » à une diminution de la pression anthropique sur l’environnement est peut-être un raisonnement un peu court.
Et, de fait, un employé de bureau émet, en 2005, à peu près autant de gaz à effet de serre pour son seul travail (y compris la fabrication des ordinateurs et de l’immeuble occupé) qu’un Français de 1960 en émettait tous usages confondus. Ce qui croît aussi avec la productivité industrielle, c’est le nombre de paires de bras et de jambes qui vont pouvoir s’investir dans des services « de confort » (enseignement, garde d’enfants, ménage, restauration, etc.) inaccessibles sinon. Il suffit dès lors que la performance des machines utilisées par les ouvriers augmente plus rapidement que la productivité des employés du commerce et des services, et le tour est joué : l’emploi tertiaire augmente le plus vite, mais… au service de la gestion d’une production industrielle qui augmente tout autant et donc une économie pas du tout dématérialisée. En trente ans, la quantité d’énergie nécessaire pour produire 1 euro de PIB a certes diminué de 25 %, mais le PIB, lui, a augmenté de plus de 90 %. Gardons-nous de confondre ratios et valeurs absolues : les premiers disent que tout va de mieux en mieux, les secondes que nous courrons à la faillite.