Tribune parue dans le magazine Décisions durables en décembre 2012
NB : le texte ci-dessous est celui envoyé au magazine. Le texte publié a été raccourci et certains passages sont devenus un peu moins faciles à comprendre.
Prenez un élu local au hasard. Demandez lui quelle doivent être les caractéristiques d’une énergie d’avenir. A peu près immanquablement vous obtiendrez qu’elle doit être « locale ». Du reste, les renouvelables ne le sont-elles pas par construction ?
Comme souvent, ce point de vue simplifie par trop un problème qui n’en demandait pas tant. La première source de confusion est d’assimiler deux types d’énergies qui possèdent des qualités radicalement différentes : combustibles et électricité. Prenons l’électricité pour commencer. Elle se transporte très facilement sur de longues distances (seulement 2% à 3% de pertes pour traverser la France en très haute tension), mais ne se stocke pas en tant que telle.
Pour cela il faut la convertir en « autre chose » : eau remontée en altitude, produits pouvant réagir entre eux dans une batterie, air comprimé, hydrogène provenant de l’électrolyse de l’eau, etc, et au passage on perdra de 20% à 75% de l’électricité initiale, tout en ayant besoin de payer (cher parfois) le moyen de stockage (le prix d’un kWh stocké restitué est facilement de 2 à 4 fois celui du kWh initial).
Cette caractéristique physique de l’électricité (elle ne se stocke pas) explique pourquoi nous avons construit des réseaux dans tous les pays industrialisés : ils permettent de jouer avec la loi des grands nombres (le grand nombre est celui des consommateurs) et donc de lisser la demande, et par voie de conséquence d’avoir besoin de beaucoup moins de capacité installée que si chacun produisait « son » électricité bien locale [NB : sans réseau s’entend].
En plus, les sources électriques « décentralisées » font souvent appel à une énergie primaire fluctuante, à savoir le vent ou le soleil. Or le seul fait de passer d’un moyen utilisé 8000 heures par an (une grosse centrale) à un moyen qui l’est 2000 heures seulement (éolien), voire 1000 (solaire), impose de multiplier par 4 à 8 la puissance installée pour avoir la même quantité d’électricité à l’arrivée. Les durées de vie différentes (40 à 60 ans pour une grosse centrale, 20 à 30 ans pour le solaire ou l’éolien) vont aussi imposer un renouvellement plus fréquent en cas de décentralisation de la production électrique, augmentant d’autant le besoin en capitaux sur une période donnée.
La décentralisation de la production électrique [NB : sans réseau] serait donc un très bon moyen d’avoir besoin de 20 fois plus de capacité installée (en ordre de grandeur) pour la même production à l’arrivée, sans parler des moyens de stockage. L’ensemble multiplierait le besoin de capitaux (bien nationaux, eux !) par un facteur 10 à 50 selon la voie choisie. Cela ne servirait pas nécessairement à faire baisser les émissions de CO2 : un panneau photovoltaïque fabriqué en Chine produit des kWh avec plus de CO2 qu’un grand barrage ou une centrale nucléaire, et c’est également vrai s’il s’agit d’une centrale à biomasse engendrant directement ou indirectement de la déforestation
Enfin même le caractère local est largement une vue de l’esprit dès lors que le moyen de production est relié au réseau national. Car un barrage ou un parc d’éoliennes alimentent, comme une centrale à gaz ou une centrale nucléaire, l’ensemble des consommateurs de la plaque électrique à laquelle ces moyens sont reliés. De ce fait, ce ne sont pas du tout des moyens « locaux », au sens de « produisant sur place pour alimenter sur place ». Si l’éolien était « local », les Allemands n’envisageraient pas une seconde d’alimenter les consommateurs du sud du pays avec des éoliennes au nord !
L’affaire peut encore se compliquer. Admettons qu’un jour le Sahara puisse fournir, via le solaire à concentration, de grandes quantités d’électricité dont une partie reviendrait en Europe. Cette énergie là serait parfaitement renouvelable, pilotable (alors que le PV ne l’est pas), ce qui est un atout majeur, et probablement disponible à des prix intéressants dans un monde sortant du fossile. Mais elle ne serait pas locale du tout. Faut-il l’écarter pour autant ?
Passons à la chaleur maintenant. Pour le coup, cela a réellement du sens de qualifier de « local » le bois alimentant une usine voisine, ou le méthane provenant d’un digesteur alimenté par des résidus agricoles locaux, et fournissant des consommateurs de gaz situés à proximité. En effet, la pérennité du système ne dépend que peu de processus qui se passent « ailleurs », à la différence d’un utilisateur connecté au réseau électrique qui dépend de fait de tout ce qui se passe ailleurs sur le réseau, même s’il a une éolienne à côté de chez lui.
Enfin les chaudières fournissant la chaleur ont un rendement et un facteur de charge qui dépendent peu de la taille. Il n’y a donc pas de pertes globales à décentraliser l’usage de la chaleur, au contraire ! Ce bref tour d’horizon montrera, j’espère, que le côté « local » est un critère délicat à manier.
En fait, si l’on se place sur le terrain de la durabilité, quatre critères émergent pour arbitrer nos choix, dont aucun n’inclut le caractère local de manière explicite, mais tous l’incluent de manière implicite : les émissions de CO2 (on les mesure à l’intérieur de frontières), l’impact sur le commerce extérieur (dont l’existence même suppose qu’il y a un « chez soi » et un « ailleurs »), l’impact sur l’emploi (idéalement celui près de chez soi), et la quantité de capitaux qu’il faut mobiliser pour assurer une production donnée (et là aussi on préfère que ce soit les siens !).
Pour certaines énergies et certains territoires, l’optimum au regard des critères énoncés ci-dessus fera logiquement la part belle aux énergies « locales ». Mais en faire un critère imposé d’entrée de jeu serait se tromper de combat. Rappelons nous que le Moyen Age représentait un parfait exemple d’économie complètement locale, et il n’y avait pas que des avantages !