Article paru dans l’Expansion de juin 2006
Le futur de l’énergie est un révélateur des visions assez radicalement différentes de l’avenir qu’on peut avoir selon que c’est un producteur ou un consommateur qui parle. Le consommateur – individu ou industrie – a spontanément tendance à considérer que demain ressemblera à hier : ainsi, puisque, depuis 1900, la consommation mondiale d’énergie – hors bois – a augmenté de 3% par an, il a l’impression que cela va continuer. C’est d’ailleurs, sur la base de ce type de raisonnement que l’Agence Internationale de l’Energie fait ses prévisions de consommation jusqu’à 2030, tout comme font leurs calculs les instances politiques communautaires et nationales, ou les organismes économiques internationaux (OMC, FMI, etc).
De tels » scénarios tendanciels » partagent tous la même caractéristique : prolongeant les courbes de la hausse jusqu’à l’échéance de leurs prévisions (2030 ou 2050), ils véhiculent implicitement la conclusion que tout ennui majeur ne pourra se produire qu’après cette dâte. En effet, tout « bug » survenant plus tôt – récession mondiale massive, guerre mondiale, épidémie ou chute de météorite – fausserait la prévision puisqu’il empêcherait la hausse de se poursuivre. Il est donc ignoré.
Exposer que l’approvisionnement en énergie – et donc les possibilités de croissance – finira pourtant par poser problème vous fait passer pour un rabat-joie chez les fabricants d’automobiles, d’avions, de bâtiments, et plus généralement chez tous les acteurs économiques qui vivent de la consommation de masse (laquelle a besoin d’une énergie de masse pour perdurer).
Cette confiance des consommateurs d’énergie n’est pourtant qu’un aveuglement qui leur fait prendre leurs désirs pour des réalités, sinon des vessies pour des lanternes. Car ceux qui sont chargés de l’offre – et qui sont les seuls à détenir les informations de première main – chantent une chanson bien différente.
Que nous disent les techniciens et les ingénieurs de l’énergie ? Ils montrent que la croissance de la consommation de combustibles fossiles au rythme de 2% par an ne durera pas plus de quelques décennies. Et ils démontrent que ni le nucléaire ni les énergies renouvelables ne pourront prendre le relais pour fournir les volumes actuellement consommés. Mieux – ou pire ? – les physiciens ajoutent que, passé un certain stade, le changement climatique qui résultera de la consommation de combustibles fossiles deviendra un facteur limitant de notre activité, créant des conditions environnementales trop instables pour nous permettre de poursuivre notre « croissance » actuelle.
Il s’avère donc que ceux-là même qui sont chargés de garantir que notre vision « tendancielle » est bien compatible avec le monde physique sont beaucoup plus réservés – voire pessimistes – que ceux qui l’invoquent à tour de bras pour justifier leurs investissements. On sait aussi que le niveau de l’emploi est fortement corrélé au prix de l’énergie. Et, enfin, il est plus que vraisemblable qu’un environnement en déliquescence ne sera pas non plus une aubaine pour l’économie.
C’est pourquoi la prise en compte des limites nous conduit à une vision radicalement différente de l’avenir : la baisse de l’approvisionnement en énergie – mathématiquement inéluctable – ou la contrainte environnementale survenant de manière involontaire – donc non gérée – risquent de provoquer une récession massive, avec des conséquences politiques et sociales dramatiques
Ce serait assurément faire preuve d’un sadisme coupable que d’espérer le malheur de ses semblables pour le seul plaisir d’avoir eu raison. Mais la prudence nous commanderait cependant de considérer la récession massive comme un scénario très probable en cas de « laisser faire ». Il faut cesser de croire que les ennuis peuvent être indéfiniment repoussés à plus tard.