Article publié dans la revue du Palais de la Découverte de novembre 2001, reprise d’une intervention au Palais de Découverte de Mai 2001.
Coïncidence ou savant calcul, on a bien voulu me demander de clôturer la semaine que le Palais de la Découverte vous a proposée sur l’énergie par quelques considérations sur les liens pouvant exister entre notre consommation d’énergie et les choix de société que nous effectuons.
La question ici ne sera pas de savoir si nous souhaitons une économie libérale ou une économie administrée. Il s’agit là de formes d’organisation qui ne sont pas des fins en soi. La meilleure acception de l’expression « choix de société » pour ce qui va suivre sera « choix de vie au quotidien ». Il s’agira de savoir si nous préférons nous déplacer vite ou lentement, si nous préférons vivre en ville ou « à la campagne », si nous entendons manger beaucoup de viande (ou des fraises en février) ou pas, bref de tout ce qui est arbitrable dans notre existence.
Passer à la loupe ces aspirations élémentaires – élémentaires au sens de unitaires, et non d’évidentes ou de légitimes, car il ne sera pas question de morale ici – permet en effet de fixer un cadre à toute réflexion prospective sur l’énergie.
Il est du reste assez amusant de constater que la première question que se pose un individu à peu près normalement constitué quand on lui soumet un problème, est, paradoxalement, souvent éludée quand il s’agit de nos approvisionnements énergétiques de demain, ou plus exactement que l’on tient la réponse pour évidente. Provocation ? A peine !
Quelles sont les questions que l’on voit répétées partout ? Faut-il du nucléaire ? L’éolien est-il une solution ? Faut-il faire des voitures économes ? Toutes ces questions, qui certes ne manquent pas d’intérêt, ne portent pourtant que sur les outils, sans que l’on se soit demandé à quoi ils doivent servir. La question centrale, pourtant rarement formulée de cette manière, est pourtant toute simple : de l’énergie, combien en voulons nous ? Faut-il que chaque habitant du monde dispose de 1 tep (1) ? de 3 tep ? de 10 tep ?
Cette énergie, nous la voulons pour en faire quoi ? Enfin quelles sont les contraintes non négociables dans le cadre desquelles nous devons raisonner ? Quels sont les risques, en d’autres termes, que nous sommes prêts à assumer pour nous approvisionner, et quels sont ceux que nous ne sommes pas prêts à assumer ? Débattre sur les moyens avant d’avoir répondu à cette question en trois parties me semble être prendre le problème par le mauvais bout.
Pour le moment, la réponse à la question sur les quantités, jamais posée de manière explicite, existe au moins dans les faits. Combien d’énergie voulons nous ? Toujours plus !
Evolution de la consommation mondiale d’énergie (hors biomasse) depuis 1860.
Sources : Shilling & Al. (1977), IEA (1997), Observatoire de l’Energie (1997).
L’accélération sur la deuxième moitié du 20è siècle est spectaculaire, et ni la crise de 1929, ni la seconde guerre mondiale n’ont significativement influé sur l’évolution de fond. On note aussi que chaque forme d’énergie connaît sa propre croissance : la montée en puissance du pétrole, puis du gaz, n’ont pas empêché le charbon de continuer à poursuivre sa propre exponentielle.
Il est normal que la consommation croisse, va-t-on penser, puisqu’il y a de plus en plus de monde sur notre planète. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que c’est le cas !
Evolution démographique depuis le néolithique.
Par contre il est intéressant de noter que la croissance démographique mondiale connaît, si on la regarde sur une longue période, un point anguleux – c’est-à-dire une évolution bien plus rapide que celle d’une exponentielle – précisément au moment où l’homme a découvert l’énergie fossile, c’est-à-dire l’énergie concentrée.
Qu’est-ce à dire ? Que beaucoup d’hommes peut signifier beaucoup d’énergie consommée, mais aussi le contraire : beaucoup d’énergie disponible permet de faire vivre beaucoup d’hommes. L’abondance de notre espèce à la surface du globe ne serait alors pas plus durable que la civilisation de l’énergie abondante. A méditer !
Mais on aurait tort de penser que la croissance démographique est la seule responsable de la hausse : la consommation par individu a aussi fortement augmenté sur cette période, avec une multiplication par 7 de l’énergie commerciale consommée par individu en un siècle.
Consommation d’énergie commerciale par habitant (moyenne mondiale) de 1860 à 1995.
L’énergie commerciale ne comprend pas le bois.
Source : Schilling & Al. (1977), IEA (1997), Observatoire de l’Energie (1997), Musée de l’Homme
1,5 tep (moyenne mondiale actuelle), qu’est-ce que cela représente ? Sachant que 1 tep vaut 11.600 kWh, une règle de trois nous amène à la conclusion que 1,5 tep par an équivaut à 2.000 W en permanence. Un homme consommant 100 watts à peu près, cela signifie qu’un habitant de notre globe dispose, à peu de choses près, de l’équivalent de 20 esclaves à sa disposition (120 par Américain, et encore 6 pour un habitant du Bengladesh).
La moyenne mondiale par habitant semble se stabiliser depuis 1980, mais elle reste très en deçà de ce que consomme un Américain (7 tonnes équivalent pétrole par an) ou même un européen (3 à 4 tep).
D’où une première question, qui relève clairement du choix de société : doit-on viser que chaque habitant de la planète ait le mode de vie d’un Américain, ce qui correspond à l’objectif actuel de l’évolution de notre monde ? Chaque Chinois, Indien, Malien et Moldave doit-il disposer d’une voiture de 5 litres de cylindrée par adulte en âge de conduire, d’un pavillon de banlieue chauffé l’hiver et climatisé l’été, de 100 kg de viande de boeuf par personne et par an, et d’un caddie de supermarché mieux rempli à chaque visite ?
Si oui, alors, comme on va le voir plus bas, on a répondu à l’essentiel de la question sur la quantité pour le siècle à venir et sur les risques que l’on est prêt à prendre pour cela, et l’on peut engager la discussion sur les moyens de production.
On peut aussi penser que d’aller à ce niveau fait courir des risques excessifs, dont je parlerai un peu dans quelques instants. Il faut alors poser une limite, ce qui revient à dire que l’on accepte le principe d’une restriction dans les biens et services que nous consommons : c’est très certainement un choix de société. Notons que toute restriction n’est pas nécessairement mauvaise : ma consommation d’héroïne est assez restreinte, et je ne m’en porte pas plus mal pour autant.
Même si l’on doit restreindre notre consommation, on peut estimer que les pays pauvres ont droit à un certain niveau de confort matériel. Je vais alors me permettre cette question très impertinente : quand cesse-t-on d’être pauvre ? Quand on a de quoi manger ? Quand on possède une télévision ? Quand on possède une télévision et un téléphone ? Quand on possède aussi une voiture ? Quand on peut scolariser ses enfants à l’université payante ? Quand on dépasse 70 ans d’espérance de vie ? Ou, tout simplement, quand on est heureux de son sort ?
Si c’est la dernière réponse qui est la bonne, il me semble plus urgent de supprimer la publicité, qui n’a d’autre fonction que de créer en nous une frustration permanente, que de motoriser 3 milliards d’habitants !
On peut argumenter que les pays « pauvres » ne sont pas si pauvres que cela, mais que c’est nous qui sommes excessivement riches ! Le moindre ouvrier occidental d’aujourd’hui vit dans des conditions matérielles bien meilleures que celles d’un comte ou d’un duc du Moyen âge. Envie d’un orchestre symphonique au petit déjeuner ? Un bouton sur la radio le lui amène dans sa cuisine. Envie d’être servi à table ? Un restaurant est là pour cela. Besoin de se rendre à 30 km ? Fouette cocher ! son fiacre des temps modernes l’y emmène. Envie d’un troubadour dans sa maison ? La télévision en propose 24h/24. Nourriture en abondance, médecin et chirurgien à disposition, et j’en passe caractérisent encore notre ami, dont pourtant on répètera à l’envi qu’il est « modeste ».
Modeste par rapport à quoi ? Et notre « habitant des pays pauvres », même des « pays les moins avancés », n’a strictement rien à envier au Français du 10è siècle, qui vivait 2 à 3 fois moins longtemps que lui, qui avait faim, qui avait froid, qui était très souvent malade ; il mourrait de tout cela dans des proportions qui n’ont rien à voir avec les taux de décès d’aujourd’hui. Aucun pays au monde n’a désormais d’espérance de vie à la naissance inférieure à 40 ans, soit le double de l’espérance de vie à la naissance d’un Français au Moyen Age, et il est même exceptionnel que cette espérance de vie soit inférieure à 50 ans, c’est-à-dire que tous les habitants de la planète ont une espérance de vie au moins égale à celle d’un Français du début du siècle. Un Indien de l’an 2000, avec ses maigres 300 ou 400 $ de PNB par habitant et par an, a une espérance de vie à la naissance de près de 60 ans et accès à considérablement plus de services qu’un Français de 1900.
Par contre, un habitant des pays pauvres est probablement bien plus frustré que notre Français de 1900, qui n’était pas abreuvé en permanence d’images venant de l’extérieur lui décrivant des conditions matérielles plus enviables que les siennes (il est difficile d’envier ce que l’on imagine pas). L’accès généralisé à l’image et le sentiment d’urgence qui en découle est très certainement un déterminant du premier ordre sur la demande en énergie.
Après cet aparté, revenons à la pauvreté, et à cette question : pauvre, c’est quoi ? Où et quand s’arrête la pauvreté ? Cette question n’est pas qu’une plaisanterie de potache : la pauvreté étant une notion relative, et définie sur la seule base de critères matériels, ne pas fixer de limite à la pauvreté, c’est ne pas fixer de limite à notre propre consommation matérielle. C’est très certainement un choix de société, et cela a très certainement une influence sur la quantité d’énergie dont nous souhaitons disposer.
Prenons l’exemple des déplacements. Veut-on se déplacer en vélo ou en voiture ? C’est un choix de société au sens où je l’entends. La quantité d’énergie requise pour se déplacer en découle. Veut-on que chaque individu ait le droit de prendre l’avion ? La quantité d’énergie requise pour se déplacer en découle aussi. Il y a, en ordre de grandeur, un facteur 20 entre la consommation d’énergie requise pour un déplacement en vélo et le même en voiture, et 25 entre le vélo et l’avion.
Consommation d’énergie pour déplacer une personne sur un km, en grammes équivalent pétrole
(un gramme équivalent pétrole = 11,6 Wh).
D’après INRETS, ADEME, INFRAS, calculs personnels
Un aperçu de la manière dont nous consommons notre énergie en France permettra de généraliser ce propos.
Décomposition de la demande finale en énergie en France, 1995
Source :Commissariat général du Plan
Voulons nous avoir chaud l’hiver ? Alors il nous faudra y consacrer une certaine quantité d’énergie. Voulons nous des produits manufacturés en abondance ? Alors il nous faudra y consacrer aussi une certaine quantité d’énergie. Voulons nous manger beaucoup de viande ? Alors nous devrons aussi y consacrer de l’énergie : dans un kilo de bœuf, il y a plus d’un kilo d’hydrocarbures !
Toutes ces quantités ne sont pas si facilement arbitrables « toutes choses égales par ailleurs ». En d’autres termes la technique ne nous permettra pas de diminuer les quantités d’énergie requises pour répondre à ces souhaits jusqu’à en faire des quantités négligeables. Certes on peut faire quelques gains d’efficacité énergétique, mais le fait de décider de rouler en grosse voiture plutôt qu’en vélo, ou même en grosse voiture plutôt qu’en petite, a un tout autre impact que de choisir de rouler en voiture récente plutôt qu’en voiture ancienne (sans compter que la consommation unitaire par véhicule neuf vendu n’a pas baissé ces 15 dernières années)
De même choisir de disposer de 10 ou de 30 m² habitables par personne est prépondérant devant la qualité d’isolation du bâtiment. Tout cela n’est pas très étonnant, au fond : un choix de mode de vie, cela porte sur des grandeurs physiques (espace habitable, vitesse de déplacement, etc) et ces grandeurs sont régies par des lois qui ne dépendent pas de nous.
D’aucuns d’entre vous se souviendront peut-être de E = 1/2 mV² : quelle que soit la manière de la propulser, la tonne qu’il faut mettre en mouvement quand on se déplace en voiture requiert une quantité d’énergie incompressible. De même, chauffer une maison n’est rien d’autre qu’entretenir un flux de déperdition calorique. Ce dernier peut être plus ou moins fort, mais il ne peut pas disparaître.
Jusqu’ici, je n’ai pas parlé des émissions de gaz à effet de serre, qui sont aussi une partie de la question : combien acceptons nous d’émettre de gaz à effet de serre ? En effet, la quantité d’énergie fossile que cela nous permet de consommer en découle inexorablement. Cela complique un peu la question, qui devient alors « énergie, émissions de gaz à effet de serre et choix de société ».
Actuellement, la réponse à cette question sur la quantité de gaz à effet de serre que nous acceptons d’émettre est aussi : toujours plus !
Evolution constatée des émissions mondiales du seul CO2 provenant des combustibles fossiles, en gigatonnes d’équivalent carbone
(1 Gt = 1.000.000.000 tonnes).
Le terme « réservoirs internationaux » correspond aux transports aérien et maritime.
Source : GIEC
Question : sait-on ce que serait une quantité « acceptable » d’émissions de gaz à effet de serre ? Hélas, non. Sachant que les températures des 400.000 dernières années n’ont jamais dépassé 1 à 2 °C par rapport à maintenant, et surtout que la conjonction d’une température de départ élevée et d’une vitesse d’augmentation des températures extrêmement importante est sans précédent sur cette époque, aucun spécialiste du climat ne peut dire qu’il est raisonnable de se limiter à une hausse de 1,53 °C sur 107,5 ans ; qu’en dessous de ce seuil nous ne courrons aucun danger et qu’au-dessus il se passe des choses en comparaison desquelles l’Apocalypse est une aimable plaisanterie.
La seule chose que l’on sache, c’est que pour stabiliser la concentration de CO2 dans l’atmosphère (c’est-à-dire stabiliser la perturbation apportée au climat par le CO2 d’origine anthropique, mais pas pour faire cesser celle-ci) il faut arriver à diviser les émissions mondiales de ce gaz par un facteur 2 à 3.
Divers scénarios d’émission.
On voit que pour stabiliser le CO2 atmosphérique à une concentration donnée (courbes à droite, qui « s’arrêtent de monter ») il faut redescendre les émissions vers 2,5 à 3 Gt par an (aujourd’hui nous sommes à 7), quelle que soit la concentration au moment de la stabilisation.
Source : GIEC, 1995.
Diverses évolutions possibles de la concentration en CO2 dans l’atmosphère, en ppmv
(une ppmv = une partie par million, soit 0,0001%)
Source : GIEC, 1995.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Que pour stabiliser la concentration de CO2 dans l’atmosphère, il faut, à un moment où à un autre, que les émissions mondiales de CO2 repassent sous les 3 Gt d’équivalent carbone par an, soit au plus 50% des émissions de 1990. Plus on tarde à revenir à ce niveau, et plus les concentrations finales sont élevées, avec le risque qu’au-dessus d’un certain seuil (aux alentours de 700 à 800 ppmv selon les premiers résultats des modèles couplés climat-carbone) le phénomène s’emballe par suite des rétroactions naturelles du cycle du carbone et que, quoi que nous fassions, les concentrations continuent alors d’augmenter jusqu’à un niveau que personne ne connaît.
Sur la base d’une répartition équitable d’un tel plafond de 3 Gt pour 6 milliards d’habitants, chaque terrien aurait « droit » tout au plus à 500 kg de carbone par an. Cela représente :
- 8% de ses émissions actuelles s’il est Américain (base 1998), chaque habitant de ce pays devant donc diviser sa consommation d’énergie fossile actuelle par 10,
- 15% de ses émissions actuelles s’il est Allemand ou Danois
- 20% de ses émissions actuelles s’il est Anglais
- 22% de ses émissions actuelles s’il est Français (malgré le nucléaire, qu’il faut garder en pareil cas, nous devrions diviser par 4 notre consommation d’énergie fossile),
- 28% de ses émissions actuelles s’il est Portugais
- 50% de ses émissions actuelles s’il est Mexicain
- mais 120% de ses émissions actuelles s’il habite l’Inde.
Avec nos technologies en usage, pour émettre 500 kg d’équivalent carbone sous forme de CO2 il suffit de faire l’une des choses suivantes seulement :
- consommer 2.500 kWh d’électricité en Grande Bretagne, mais 22.000 kWh en France,
- acheter de 50 à 500 kg de produits manufacturés (dépend notamment du contenu en composants électroniques ou en matériaux rares),
- utiliser 2 tonnes de ciment (une maison moderne de 100 m2 en nécessite 10),
- conduire 5.000 km en zone urbaine en petite voiture, soit quelques mois de circulation seulement (le parcours annuel moyen des voitures en France est de 14.000 km en 2001), et 1 à 2 mois en 4×4 ou en BMW (en ville aussi).
- consommer 1.000 m3 de gaz naturel (soit quelques mois de chauffage d’une maison).
Doit-on tenir compte de ce critère pour savoir combien d’énergie fossile nous voulons consommer ? Si non, nous faisons le choix d’une société d’abondance matérielle à court terme, mais faisons l’impasse sur l’avenir. Si nous privilégions avant tout le long terme, comme nous le demandons si souvent à nos enfants que l’on oblige à faire leurs devoirs avant d’aller jouer, il faut en tirer les conclusions qui s’imposent à court terme : il faut adapter notre consommation d’énergie à cette contrainte, et donc repasser le camembert que je vous ai montré pour savoir de quoi nous acceptons de nous passer et comment on s’organise pour ce faire.
Savoir qui, de nos enfants ou nous-mêmes, passe avant, n’est-ce pas, clairement, une question qui est on ne peut plus cruciale, même s’il s’agit ici de morale dont j’avais promis de ne pas parler ? Est-ce que cela a un sens de débattre à l’infini de la répartition des moyens avant d’avoir tranché cette question de fond : faut-il une limite ?
Pour mémoire, si l’on prend en compte tous les gaz à effet de serre il suffit aussi, pour émettre 500 kg d’équivalent carbone, de manger 70 kg de boeuf avec os. Si l’on englobe énergie et effet de serre, il faut aussi se préoccuper de ce que l’on mange !
Emissions de gaz à effet de serre découlant de la production de quelques denrées alimentaires, en kg d’équivalent carbone par kg de produit fourni.
Source : Jancovici/ADEME, 2001.
Conséquence du fait que 80% des émissions de CO2 proviennent des combustibles fossiles, on va retrouver ici quelques questions communes avec celles évoquées plus haut : voulons nous aller de Paris à Marseille en avion ou en train, sachant qu’un facteur 30 sépare ces deux éventualités en matière d’émission de gaz à effet de serre ?
Emissions de gaz à effet de serre découlant du transport d’un passager sur un km, selon les modes
(en grammes équivalent carbone par passager.km)
Enfin énergie et effet de serre influe aussi sur la manière de produire l’électricité (40% de notre consommation d’énergie, en France), à l’évidence.
Emissions de CO2 fossile correspondant à la production d’un kWh électrique selon les pays d’Europe (en grammes équivalent carbone).
Source : IEA.
Se passer de nucléaire supprime la possibilité, pour un plafond donné d’émissions de gaz à effet de serre, de disposer d’à peu près 1,5 tep par personne. Avec nucléaire, diviser nos émissions de gaz à effet de serre par 4 en France revient en gros à diviser la consommation d’énergie par 2, ce qui nous ramène en 1970. Sans nucléaire, c’est une division par 8 que nous devrions viser, ce qui nous ramène plutôt du coté de 1900.
Le potentiel des énergies renouvelables étant fort limité – je n’aurai pas le temps d’exposer dans le détail les quelques calculs d’ordre de grandeur auxquels je me suis livré – et absolument pas dans les bons ordres de grandeur pour remplacer les énergies fossiles à quelques tep par personne, savoir si nous voulons ou pas du nucléaire est aussi un élément important de ce débat.
Monsieur de la Palisse n’eut pas mieux dit la chose : parler de choix de consommation implique que l’on puisse choisir. Pendant encore combien de temps peut-on « choisir » de consommer des combustibles fossiles ? Les réserves actuelles sont de l’ordre de 4000 Gtep , mais dans cette affaire 3000 environ sont hypothétiques.
Répartition des réserves de combustibles fossile en millards de tonnes équivalent pétrole
Pour une consommation mondiale de 8 Gtep (milliards de tonnes équivalent pétrole) par an, cela nous laisse plus de 4 siècles, a-t-on l’habitude de dire. Présentons les choses autrement : si on intègre une croissance tendancielle – cohérente avec le fait que pour l’instant on envisage plus de mettre les Chinois en voiture ou dans des avions que de nous mettre à vélo – nous avons consommé les réserves prouvées en 50 ans et les réserves totales en un siècle.
Consommation annuelle et consommation cumulée depuis 2000 dans l’hypothèse d’une croissance de 2% par an de la consommation, en milliards de tonnes équivalent pétrole.
Une telle évolution est-elle impossible ? Non seulement elle est possible, mais elle est cohérente avec l’objectif implicite : amener 10 milliards d’individus (prolongation tendancielle) aux 7 tep annuelles d’un Américain (qui en outre consomme de plus en plus), cela donne une consommation mondiale de 70 Gtep par an, qui serait atteinte en 2106.
Cette évolution signifie entre autres que d’ici à « quelque part » entre 2050 et 2100 il n’y aura plus de combustibles fossiles, alors que tout notre mode de vie – et même de survie : sans pétrole et charbon demain matin, les parisiens meurent de faim – est basé sur leur abondance. Un jour, en prolongeant les tendances, il n’y aura plus assez de ces combustibles pour les Chinois ET pour les USA. Que se passera-t-il ce jour là ?
Sachant que, depuis le néolithique, un représentant de notre espèce accepte de tuer son voisin pour lui prendre une denrée dont il souhaite disposer, on peut être dubitatif quand à la compatibilité de cette évolution avec une paix durable dans le monde. Le fait que depuis 55 ans les pays occidentaux n’aient pas connu la guerre sur leur propre sol et se soient abstenus de se battre les uns contre les autres n’est bien entendu en rien une assurance tous risques pour l’avenir.
Cette évolution aurait aussi pour conséquence l’émission de 4.000 Gt de carbone dans l’atmosphère en un siècle en gros (actuellement : 6 Gt par an). Si les puits continuent à absorber la moitié des émissions, nous aurons néanmoins quadruplé les teneurs atmosphériques en CO2 en 2100 par rapport à maintenant (1.200 ppmv au lieu de 360).
Une hypothèse de plafonnement de l’absorption des puits à 5 Gt par an (actuellement les puits absorbent 3 Gt par an, mais des modélisations récentes suggèrent qu’au-dessus de 7 à 800 ppmv de CO2 c’est la nature qui prendra notre relais, et les puits continentaux se transformeront en sources, donc 5 Gt par an est peut-être encore très optimiste) amène une concentration supérieure à 2.000 ppmv en 2100, soit près de huit fois la concentration préindustrielle.
Encore une fois, le choix de société qui consiste à préserver les activités et modes de vie que nous connaissons actuellement, et le schéma de pensée qui consiste à considérer que la croissance de la consommation des ménages en produits manufacturés est une excellente nouvelle, se paye d’une prise de risque qui, si elle ne peut être quantifiée avec précision, n’en est pas moins très vraisemblablement considérable.
Savoir si nous devons continuer à consommer toujours plus et à donner envie à ceux qui n’y ont pas accès de faire de même est bien plus déterminant pour le long terme que de savoir qui nous devons élire aux prochaines élections.
Que signifie de faire le choix inverse ?
Correspondance entre un taux de réduction annuel (axe horizontal) et un résultat cumulé sur 50 ans.
Pour diviser la consommation d’énergie de 50% en 20 ans, il faudrait la réduire de 3,5% par an. Cela reste notre portée si nous faisons un autre choix de société, celui de la restriction, dont les inconvénients et les avantages sont connus : on privilégie la durée au détriment de l’intensité. Ce choix n’est, clairement, pas compatible avec le « droit à tout sans limitation pour tout le monde ».
Le premier déterminant de notre avenir énergétique n’est donc pas technique, mais culturel, et, sachant que nous avons passé depuis longtemps le seuil de l’indispensable à la survie, notre avenir énergétique au-delà de 10 ou 20 ans n’est gouverné par aucune fatalité, aucune morale, mais juste les conséquences de nos choix de modes de vie, notre « choix de société ».
Notes
(1) tep signifie tonne équivalent pétrole, unité conventionnelle d’énergie valant 42 milliards de Joules ou encore 11.600 kWh. Elle correspond à la quantité d’énergie libérée par la combustion d’une tonne de pétrole sous forme de chaleur.