Cette tribune est parue dans les Echos du 16 février 2005.
Le journal a publié un ensemble de points de vue à l’occasion de l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto.
NB : Le texte est celui envoyé au journal, et a été remanié sans me demander mon avis. Il s’agit là d’une pratique courante et regrettable de la presse, qui bien sûr n’en informe pas le lecteur.
Selon les sondages, environ deux tiers des Français considèrent la crainte du changement climatique comme scientifiquement fondée (cela fait quand même un tiers qui considère que les professeurs de physique de lycée sont des menteurs !). Une large majorité de mes concitoyens approuve le principe d’une action nationale et internationale – dont le protocole de Kyoto n’est qu’un premier pas – pour éviter les ennuis plus tard, et deux tiers de la population adulte considère qu’il faudra « changer nos modes de vie » pour apporter une solution au problème. Pris comme citoyen, le Français est donc assez « moral » : il reconnaît l’existence d’un danger, souhaite implicitement ou explicitement que l’action publique s’en occupe, souhaiterait même que l’on s’en occupe un peu plus, et est conscient que cela ne sera pas sans conséquences pour lui.
Confortablement installés devant notre télévision en regardant Ushuaïa, c’est donc Dr Jekyll qui gagne : oui, la planète va mal, et qu’attend donc ce gouvernement d’incapables qui prétend nous gouverner pour agir ? Mais dès 8 heures le lendemain matin, Mr (ou Mrs) Hyde va reprendre le dessus : il(elle) se mettra au volant de la voiture, va concourir pendant 8 heures à accroître la production de l’entité qui l’emploie, passera remplir le caddie de produits variés de l’industrie (qu’il a bien fallu fabriquer et transporter !), envisagera de déménager pour un logement plus grand (qu’il faudra chauffer et éventuellement refroidir), et consultera avec gourmandise le catalogue des destinations lointaines, toutes choses qui vont généralement faire empirer le problème.
Le changement climatique n’est donc pas qu’une affaire d’industriels, qui n’auraient qu’à « faire ce qu’il faut » pour que nous puissions consommer jusqu’à plus soif sans perturber l’environnement : il ne faudrait pas oublier le consommateur, c’est-à-dire chacun(e) d’entre nous, qui pousse derrière ! Notons, incidemment, que cet aspect des choses fait entrer les femmes en force dans l’arène. En effet, l’industrie, les camions, les avions, les centrales à charbon, tout cela c’est souvent une affaire d’hommes. Mais la consommation, n’est-ce pas aussi – et parfois de manière prédominante – une affaire de femmes ? Imaginons, pour rire, qu’une majorité de femmes déclare que la voiture c’est nul, que les tropiques en hiver ou le pèlerinage au Tibet c’est ringard (ou nuisible pour les enfants, au choix), que le thermostat doit être mis à 18 °C pour avoir un bon prétexte pour se réfugier sous la couette, que l’argent du ménage ira à l’isolation du logement, et non à l’achat d’un nouveau canapé, que la taille du salon doit être divisée par 2 parce que c’est plus cosy, que dorénavant les courses seront faites au marché et non à l’hypermarché ; est-ce que cela serait totalement sans effet sur la trajectoire des pays développés ? Tocqueville, qui avait vu venir la consommation de masse et la myopie des démocraties, ne s’y était pas trompé non plus sur ce qui vient d’être évoqué, puisque dès 1840 il avait affirmé que les femmes deviendraient de plus en plus influentes en démocratie….
Que signifierait de réconcilier le consommateur – et donc aussi la consommatrice – et le(la) citoyen(ne) ? De l’avis d’à peu près tous ceux qui se sont penchés sur la question en restant libres de leurs propos, un élément émerge de manière récurrente : il n’y a pas de solution volontaire au problème du changement climatique sans augmentation progressive du prix de l’énergie fossile, à travers la fiscalité ou tout autre mesure économique équivalente. Cela permet de faire partager l’effort à tous, et peut-on vouloir l’effort comme citoyen sans accepter implicitement sa traduction progressive dans les prix comme consommateur ? Incidemment, l’absence d’efforts volontaires ne signifie pas, bien sûr, l’absence d’efforts à tout jamais : si nous ne chargeons pas dès maintenant d’aller vers une division volontaire des émissions humaines de CO2 par 2 (pour le monde, c’est cela l’impératif physique minimum), ce sont des régulations involontaires qui s’en chargeront à notre place, peut-être bien avant 2100, et elles ont toutes les chances d’être plus désagréables.
Il faut donc espérer que ce qui s’est passé avec le tabac, où les discours ont eu peu d’effets directs, mais ont fini par rendre les hausses de prix socialement acceptables, se passera pour l’énergie. A force de dire et répéter que les combustibles fossiles sont mauvais pour la planète, ce qui n’aura probablement que peu d’effet direct sur leur consommation, on peut espérer que cela amène à accepter « un jour » – prochain si nous voulons éviter des ennuis sérieux avant que mes enfants n’aient l’âge de M. Chirac – une hausse graduelle et indéfinie du prix du gaz naturel, du fioul domestique, du kérosène, du charbon, du fioul lourd, et bien sûr des carburants routiers. Faire est à ce prix. Mais le prix à payer pour ne « rien faire » ne risque-t-il pas d’être bien plus élevé ?