Tribune co-signée avec Christophe Sanson et parue dans Les Echos du 9 octobre 2012
Le 2 mars dernier les 27 adoptaient le « Traité budgétaire européen », qui propose un mécanisme de stabilité et des règles renforcées de discipline budgétaire, l’ensemble devant contribuer à rendre plus solide une Eurozone mal en point. Mais, par delà cette urgence, n’est-il pas temps de réformer plus profondément des traités européens qui commencent à porter la marque des ans ? Une autre crise et une autre urgence en offrent l’occasion : celles de la tenaille énergie-climat.
Plus jamais la guerre ! Tel était l’objectif, quand, dix ans à peine après la pire boucherie que le Vieux Continent ait connue, les pères fondateurs ont jeté les bases d’une Europe durablement pacifiée. L’ignorance étant source de malentendus puis de conflits, éviter ces derniers supposait de bien connaître son voisin et le voir souvent. Quoi de mieux pour cela que de favoriser le commerce ?
Depuis la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier en 1954, tous les traités applicables à l’Union ont donc explicitement visé la création ou l’expansion d’un marché intérieur sans entraves. Exit les barrières douanières intra-européennes, exit toute restriction à la circulation des personnes et des capitaux, et bienvenue à la « libre concurrence » dans un nombre toujours plus grand de secteurs, doublée d’une monnaie unique !
Si l’on juge l’arbre à ses fruits, l’intuition était bonne : la paix règne depuis 67 ans, ce qui n’était plus arrivé depuis des siècles. Mais… il y a un mais : nous avons omis de rappeler dans les traités européens successifs que l’objectif premier était avant tout la paix, et non avant tout la satisfaction du consommateur ou de l’actionnaire. De cet oubli mineur a découlé un effet pervers majeur : le moyen du moment – le commerce sans entraves – est devenu une fin en soi, sans aucune réflexion sur le niveau maximum souhaitable pour garder la paix au fil des siècles.
Et alors, si la recette a bien fonctionné jusqu’alors, où est le problème ? Le problème, c’est que notre économie n’est qu’une immense machine à transformer des ressources naturelles. Si favoriser la concurrence multiplie les acteurs qui prélèvent dans l’environnement, cela ne peut que rapprocher l’échéance à laquelle les limites de ressources (climat stable compris) vont devenir majeures. Dans le monde infini des Trente Glorieuses, ces limites pouvaient sembler bien loin. Mais désormais elles relèvent du présent, et faute d’en prendre acte et de nous organiser en conséquence, nous risquons justement… le retour des conflits.
Parmi les ressources naturelles, il en est une qui est centrale : l’énergie. Par définition même, l’énergie mesure la transformation physique du monde. Comme il n’y a pas d’économie sans transformation, il n’y a donc pas d’économie sans énergie. A l’heure de la mondialisation, il n’y a surtout pas d’économie sans transports, dépendants à 98% du pétrole.
La production mondiale de ce dernier a quasiment cessé de croître en 2005, ce qui a directement provoqué la crise actuelle. Cette production va bientôt décroître (2015 ? 2020 ?), soumettant alors l’économie européenne à des soubresauts inédits, pour lesquels rien n’est prêt ou presque. L’évidence s’impose : pour limiter les risques, il faut devenir de moins en moins dépendants des combustibles fossiles, ce qui permet aussi la baisse des émissions de CO2. L’Europe pacifiée, c’est une Europe s’occupant sérieusement d’énergie ! Mais un système énergétique se modifie en 50 ou 100 ans, non en 2 ans ou même en 10. Ce long terme n’est pas – n’est plus – l’horizon naturel de l’économie financiarisée qui a été promue de fait en Europe (et ailleurs) depuis 30 ans.
Repenser la paix et la stabilité dans le monde fini va donc demander de revoir nombre de questions simples mais fondamentales. Faut-il, ou non, plus de fédéralisme ? Si oui, comment ? Faut-il, ou non, une monnaie unique ? Si oui, pilotée par qui et pour quoi faire ? Faut-il, ou non, une politique fiscale commune ? Comment organiser des politiques industrielles, qui sont par construction même des obstacles à la libre concurrence ? Plus généralement, quelle place accorder à cette dernière à l’heure de la fin de la croissance perpétuelle ?
En 60 ans, les européens ont accompli dans la paix ce que tant de rois ou de dictateurs ont rêvé d’accomplir par les armes : créer une entité politique inédite allant presque de l’Atlantique à l’Oural. Pour prolonger cette aventure passionnante et salutaire, il nous faut désormais effectuer d’urgence la transition pacifique vers une économie décarbonée, faute de quoi guerres et émeutes redeviendront le quotidien. Et à nouveau défi, nouveau traité : il est temps de se mettre au travail !