Tribune de Renaud Bettin et votre serviteur parue dans Les Echos du 17 septembre 2018
Stupéfaits. Hébétés. Ahuris. Ce nouvel été caniculaire, hors norme pour l’hémisphère nord, nous a surpris. Aurions-nous autant d’avance sur les prévisions climatiques que nous avons de retard dans la mise en œuvre d’une économie décarbonée ?
Les scientifiques ont répété à l’envi ces dernières années les seuils à ne pas dépasser, sous peine de mettre en route une machine infernale dont personne ne sait où elle peut s’arrêter. Il faut limiter l’élévation de la température moyenne à 2°C de réchauffement ce qui impose de rester sous 450 parties par million de concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère, et laisser 70% des réserves connues de charbon, pétrole et gaz sous nos pieds.
Mais puisque que l’homme est ainsi fait qu’il cherche toujours à dépasser les limites, il faut se doter d’un objectif à atteindre plutôt que de limites à ne pas dépasser. Un objectif radical, invariable, inaltérable, qui stimule notre inventivité et motive notre volonté d’agir collectivement.
Cet objectif nous l’avons : Zéro. Zéro carbone, pour être précis, ou encore neutralité carbone. Elle est atteinte lorsque les émissions humaines, ajoutées aux émissions naturelles, deviennent au plus égales à ce que nous appelons les puits, c’est-à-dire les mécanismes qui retirent des gaz à effet de serre de l’air de l’atmosphère : accroissement net de la biomasse ou du carbone des sols, dissolution dans l’océan, et éventuellement interventions humaines appropriées. C’est à cette condition, et cette condition seulement, que la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre cesse d’augmenter.
Si l’on veut garantir les 2°C, ce zéro émission nette doit arriver dès 2050. Comme un surplus de CO2 créé aujourd’hui met des milliers d’années avant de s’épurer de l’atmosphère, tout retard dans l’atteinte de cet objectif se paiera de façon irrémédiable par une souffrance accrue. La plupart des grandes entreprises et des pays s’engagent sur cette échéance de 2050, à commencer par la France, dont la neutralité carbone constitue une annonce forte de son récent plan climat.
Condition physique non négociable de la stabilisation du système climatique, la neutralité carbone est donc simple à définir quand il s’agit de l’ensemble de l’humanité. Mais, dès qu’il s’agit d’un acteur qui ne représente qu’une partie de l’humanité, et ne couvre qu’une partie de nos activités (une entreprise, une ville, une association, ou un Etat), la définition de cet objectif devient autrement plus complexe. Sur quoi s’engager ? Ses seules émissions directes, ou celles de l’ensemble de sa supply chain, parce qu’on a la main sur le choix de ses fournisseurs, des engins de transport affrétés, l’emplacement de ses usines, etc ? Faut-il raisonner en annuel ou en cumulé ? La « compensation carbone », qui consiste à « annuler » ses propres émissions en finançant des réductions ailleurs, sans avoir nécessairement fait quoi que ce soit d’ambitieux pour réduire sa propre empreinte carbone, est-elle une modalité acceptable ? Comment éviter un effet pervers majeur en pareil cas, qui est que plus on émet, plus on engage d’argent pour « compenser », et plus on peut revendiquer un rôle de « bienfaiteur climatique » ?
Les entreprises connaissent la valeur de la normalisation : elle est indispensable pour permettre le déploiement rapide d’une production, grâce à un référentiel partagé par tous. Ici, la production à diffuser rapidement n’est rien moins que la préservation d’une planète sans laquelle il n’y a plus d’entreprise qui puisse exister. Pour « produire de la neutralité », il faut donc rapidement s’accorder sur sa signification précise vue d’une organisation. Or, pour l’heure, chacun voit le zéro à sa porte, et il est impossible au non spécialiste de distinguer rapidement l’action sérieuse de la peinture verte. Une normalisation sérieuse est ici essentielle, et des initiatives existent qui permettent de commencer à en définir les contours.
Dès lors que la neutralité carbone fera l’objet d’une définition exigeante, crédible et partagée, elle sera un extraordinaire levier d’action. Une entreprise qui s’engage vers un objectif de neutralité carbone se donne un objectif qui fait ô combien sens, et catalyse les interconnexions entre les parties prenantes de sa chaine de valeur (fournisseurs, prestataires, clients, salariés…).
En dépassant son avatar actuel qu’est la simple compensation, la neutralité carbone fournira l’opportunité de se projeter dans un monde de rupture, et obligera à se penser dans un cadre de radicalité économique, pourtant physiquement nécessaire, celui du zéro émission nette. Il est plus que temps d’y aller !