Tribune conjointe parue dans le journal Le Monde daté du 20 juin 2012, signée de :
- Brice Lalonde, coordinateur de la Conférence Rio+20
- Bo Kjellen, qui a été président du comité préparatoire du Sommet de la Terre en 1992
- et de votre serviteur !
NB : le titre et le texte ci-dessous correspond à la version envoyée au journal.
En pleine crise européenne, alors que tant de nos concitoyens sont à la peine, l’environnement ne semble vraiment pas la première des préoccupations. Comment se convaincre que, pourtant, le changement climatique reste une priorité ? Comment, quand au surplus ses victimes semblent invisibles, à la différence de celles du tabac ou des accidents de la route ?
C’est simple : il faut porter le regard vers le réservoir plutôt que vers la cheminée. De fait, les émissions de CO2 ne relèvent pas de la génération spontanée : elles proviennent de la combustion du pétrole, du charbon ou du gaz naturel. Or, en ce qui concerne le pétrole, les problèmes ne sont pas pour plus tard. Ils ont démarré il y a 35 ans ! Dans les années 1960 et 1970, la production mondiale d’or noir croissait de 5,5% par an. De 1980 à 2005, ce taux est descendu à 0,8% par an. Depuis 2005 il est nul.
Tous les ennuis que nous avons connus depuis – récessions tous les cinq à dix ans, endettement croissant, financiarisation de l’économie, chômage structurel – ont commencé avec les premiers chocs pétroliers, et se sont aggravé à chacun des suivants. Le plafonnement de la production pétrolière depuis 2005 est bien à l’origine de la crise actuelle, plus violente encore car elle vient percuter l’accumulation de dette issue des chocs énergétiques précédents. Rappelons que 98% de ce qui roule, vole ou navigue utilise du pétrole.
De ce fait, une offre en pétrole qui devient physiquement contrainte bride les échanges, ce qui impacte directement le PIB dans un système mondialisé. Les chocs ne causent pas des récessions seulement à cause de la hausse des prix, mais d’abord parce qu’ils traduisent une offre de pétrole inférieure en volume à ce qui serait nécessaire pour nourrir l’économie.
D’où vient le pétrole européen en 2010 ? De la Mer du Nord pour 30%, mais cette dernière a passé son pic en 2000, et sa production baisse désormais de 5% par an. Le reste est importé, pour la bagatelle de 350 milliards d’euros l’an. Or, depuis 2005, la production mondiale de pétrole a cessé d’augmenter. A cause de la compétition croissante avec la consommation domestique des pays producteurs, et avec les importations des émergents, toutes les deux en hausse, l’Europe voit aussi ses importations décliner.
Avec une production domestique déclinante et des importations contraintes à la baisse, l’Europe a perdu – sans le vouloir – 8% de son pétrole entre 2005 et 2010, et cela va s’accentuer. Pour le gaz, la chanson est presque la même : 60% du gaz européen vient de la Mer du Nord, qui a entamé son déclin – lent pour le moment – il y a quelques années. Ce déclin va s’accélérer, quand la Norvège – un tiers de la production de la zone – passera son pic, d’ici 2020 environ. Les Russes et le gaz naturel liquéfié (GNL) ne compenseront pas la différence.
Même la moitié du charbon consommé en Europe est importée ! Et faut-il rappeler que l’énergie, c’est le sang de nos sociétés industrielles ? Sans énergie, pas d’usines, pas de transports, pas d’hôpitaux, pas de lumière le soir ou en hiver, pas de chauffage, pas d’ordinateurs (donc plus de banques)… Privés d’énergie, ce ce n’est pas un recul de 8% du PIB que nous aurions (soit la part de l’énergie dans la consommation finale), mais toute l’économie qui s’effondrerait.
Bref ne rien faire pour le climat, ce n’est pas avoir une économie qui se porte mieux, au prix d’émissions croissantes et d’ennuis éternellement reportés à « plus tard ». « Ne rien faire pour le climat » équivaut à « ne rien faire pour éviter d’importer des combustibles fossiles de plus en plus rares ». Alors nous continuerons à enchaîner des récessions de plus en plus délétères, certes très efficace pour faire baisser les émissions, mais qui ont quelques conséquences moins sympathiques par ailleurs ! La fin de l’histoire pourrait bien être le retour des régimes totalitaires en Europe, jetant bas l’œuvre des pères fondateurs qui nous a permis de vivre en paix pendant soixante-dix ans.
Décarboner notre économie est donc une impérieuse nécessité : nous sommes le dos au mur. Mais voyons-le comme une bonne nouvelle : l’énergie ayant tout structuré, décarboner l’Europe nous oblige à tout repenser. Il faut reconfigurer les villes, redynamiser les campagnes, changer nos 150 millions de véhicules, mettre l’industrie sous pression maximale pour sa propre survie, rendre l’agriculture moins dépendante d’intrants de synthèse (fabriqués au gaz) et de transports longue distance, sans oublier de changer la production électrique (en utilisant tout ce que nous pouvons – y compris le nucléaire – car l’urgence est là) et celle de chaleur (qui demande un développement rapide du bois), bref tout changer pour mieux tout reconstruire.
Il faut aussi modifier l’enseignement, changer la fiscalité, mobiliser notre politique étrangère… cela ne serait pas un magnifique projet européen, par hasard ? Le génie de chaque culture y trouverait sa place, et n’est-ce pas ce qu’auraient voulu Schuman, Adenauer et Gasperi, s’ils étaient encore de ce monde ? Et c’est paradoxalement en faisant tout cela, résolument et sans rien demander au reste du monde, simplement parce que notre survie économique de court terme en dépend, que nous avons le plus de chances de convaincre les pays détenteurs de charbon, qui sont essentiellement hors d’Europe, de préserver le climat de la planète.
Alors que s’ouvre la commémoration du 20è anniversaire du Sommet de la Terre de 1992, qu’attendons-nous ?
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de l’article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’article, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Production annuelle de liquides (avec condensats et avec liquides de gaz) dans le monde, en millions de tonnes par an.
Source des données : Shilling et al jusqu’en 1965, BP Statistical Review après 1965.
Variation annuelle de la production de liquides dans le monde (avec condensats et avec liquides de gaz), en %.
La courbe pointillée donne la tendance sur la période.
Source des données : Shilling et al jusqu’en 1965, BP Statistical Review après 1965.
Production mensuelle de pétrole brut (avec condensats mais hors liquides de gaz) dans le monde, en millions de barils par jour.
On note clairement l’arrêt de la hausse en 2005 (au niveau mondial la « reprise » de 2011 est surtout due aux condensats, qui viennent avec le gaz).
Source des données : US Energy Information Agency.
Approvisionnement pétrolier de l’Europe (Norvège incluse) depuis 1965.
En rose : production domestique (essentiellement de la Mer du Nord), qui décline depuis 2000.
En vert : importations, qui déclinent depuis 2005 (c’est-à-dire au moment du plafonnement mondial).
L’ensemble a commencé à baisser après 2006, donc avant la crise, et la tendance sur l’approvisionnement de l’Europe « prévue » dans l’article ci-dessus s’est bien concrétisée après.
Source des données : BP Statistical Review 2015 ; mise en forme par votre serviteur
Approvisionnement gazier de l’Europe (incluant la Norvège), en millions de tonnes équivalent pétrole par an
(en milliards de m³ cela donne presque les mêmes chiffres).
La production domestique de la zone (aire bleue) décline nettement depuis 2005, et les importations (aire orange) n’ont pas pris le relais. L’ensemble a commencé à baisser après 2005, donc avant la crise, et la tendance « prévue » dans l’article ci-dessus s’est bien concrétisée après
Source des données : BP Statistical Review, mise en forme par votre serviteur
Importations nettes (= consommation moins production domestique) de l’Europe, en millions de tonnes équivalent pétrole par an.
Nous sommes clairement importateurs nets depuis longtemps, même pour le charbon. La facture est par contre essentiellement concentrée sur le pétrole, qui est la plus chère des énergies par kWh consommé.
Source des données : BP Statistical Review, mise en forme par votre serviteur
Emissions de CO2 fossile en Europe depuis 1965, par énergie et totales.
La baisse du CO2 depuis le choc pétrolier de 1979 est bien visible, mais on constate que pétrole et gaz repartent à la hausse après, la stabilisation étant due à la baisse du charbon qui intervient après la chute du Mur de Berlin..
Depuis 2006, cette baisse des émissions de CO2 vient pour l’essentiel de la trajectoire sur la consommation de pétrole, à cause de la contrainte d’approvisionnement de l’Europe.
Source des données : BP Statistical Review ; calculs par votre serviteur.