Chronique parue dans L’Express du 20 décembre 2020.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, ne sera « pas évident » pour le lecteur. La tribune ci-dessous a été précédée d’un petit sondage qui posait la question suivante : « A votre avis, dans combien de temps allons-nous commencer à avoir des ennuis sérieux avec le changement climatique ? » Les réponses possibles étaient : « Depuis longtemps déjà ! » (43% des réponses), « Maintenant » (28% des réponses), « D’ici à trente ans » (13% des réponses), « Bien après 2050 ! » (16% des réponses).
Le changement climatique, est-ce grave ? A cette question, la bonne réponse est en fait… une autre question. « Grave » pour qui, à quel horizon de temps, et par rapport à quoi ? Le changement climatique ne sera jamais aussi grave pour la planète que si notre soleil avait décidé de nous engloutir et de tuer toute vie sur terre, comme il le fera dans quelques milliards d’années, à la fin de sa vie d’étoile. Mais la dérive du climat va néanmoins nous frapper de plus en plus fort à l’avenir, sans que nous puissions, et c’est une des difficultés de l’affaire, dater avec exactitude le franchissement d’un seuil précis pour une conséquence donnée.
Les coraux procurent des poissons (et des touristes !) à des centaines de millions de personnes, et protègent les côtes basses des assauts de la mer en cas d’ouragan. 20% des coraux qui existaient au milieu du xxe siècle sont déjà morts, et, avec 2 °C de réchauffement, presque tous auront disparu. Est-ce grave ? A part pour quelques passionnés de plongée, qui iront voir ailleurs tant qu’il restera des coraux en vie et des avions pour se rendre sur les lieux, la réponse est non. Ce sera déjà plus problématique pour les pêcheurs bredouilles.
Les forêts offrent du bois, des espaces récréatifs, un puits de carbone, de la fraîcheur et de l’humidité en été, un habitat pour des espèces sauvages, un paysage apaisant. De nombreux arbres ont déjà dépéri à cause de sécheresses et de canicules, que le réchauffement amplifie ; d’autres ont brûlé dans d’immenses incendies, favorisés aussi par l’évolution climatique en cours. Avec le réchauffement additionnel des vingt ou trente prochaines années, qui arrivera quelles que soient nos émissions à cause de l’inertie du système climatique, d’autres arbres disparaîtront.
Est-ce grave ? Pour les urbains que nous sommes presque tous, pas plus que cela. Nous irons nous promener dans une autre forêt, nous achèterons de la moquette plutôt que du parquet et, le temps de verser une larme sur une image d’animaux rôtis par les flammes, nous nous précipiterons pour profiter des soldes tant qu’il en restera.
Les prémices du changement climatique, annoncées depuis des décennies, sont désormais là. Mais nous n’avons pas changé de comportement pour autant : nous rendons chaque jour notre pays plus dépendant de la voiture, encensons chaque jour la « hausse de la consommation » – bref, c’est là, mais ce n’est toujours pas grave.
Deux éléments empêchent que les Occidentaux ne soient trop éprouvés. D’une part, la fraction de la population concernée (l’éleveur dont les vaches périssent, le forestier qui perd sa parcelle, le propriétaire qui voit sa maison fissurée par la rétractation des argiles…) reste minime, habite loin des villes où se concentre l’essentiel des gens, voire dans une autre région du monde. D’autre part, la profusion d’énergie permet de rendre les pertes presque indolores – en apparence.
Le bois sera coupé ailleurs – il en reste – et transporté avec du pétrole, ou alors remplacé par du plastique, c’est-à-dire du pétrole, ou de l’acier, c’est-à-dire du charbon. La maison sera reconstruite, à l’aide de pétrole, de gaz et de charbon. La culture qui souffre ici sera remplacée par celle qui pousse toujours là, en nécessitant des transports – donc du pétrole. Les problèmes générés par le changement climatique, qui commencent déjà à se manifester de manière significative, continuent pourtant à être surtout redoutés pour « plus tard ».
C’est donc que ce n’est pas encore grave… Et c’est surtout que, pour l’heure, notre puissance énergétique nous laisse les moyens de n’encaisser que des pertes psychologiques. Mais l’abondance énergétique aura une fin et, dans le même temps, la dérive climatique va s’amplifier. Nous aurons alors des moyens décroissants pour nous adapter à des problèmes croissants.
Cette évolution est déjà enclenchée à petite vitesse en Europe depuis 2006. A partir de quand cela va-t-il devenir grave ? L’ennui, c’est que, quand ce sera le cas, la nature même des processus en cours empêchera tout retour en arrière. Souhaitons que le coup de semonce de 2020 nous fasse sérieusement réfléchir en 2021 !