Chronique parue dans L’Express du 18 juillet 2021.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, ne sera « pas évident » pour le lecteur. Période estivale oblige, la tribune ci-dessous n’a pas été précédée du traditionnel sondage pour avoir un aperçu sur ce qu’en pensent les lecteurs (ou plus précisément les abonnés au fil twitter) de l’Express.
Du pétrole ? Mais il y en a pour 40 ans ! En fait, pour 53, selon les chiffres qui viennent d’être publiés par BP, anciennement British Petroleum (et qui a eu la coquetterie de s’appeler un temps « Beyond Petroleum »). Sauf que… il se pourrait qu’il n’y en ait plus que pour quelques années, du moins « autant que l’on veut ». Car tout dépend de quoi on parle, quand il est question de ce liquide qui reste pour le moment sans rival dans le monde du transport et de la chimie.
Le plus souvent, ces « XX années de pétrole » désignent en fait le volume total de pétrole que nous pourrions encore extraire du sol « en raclant bien », rapporté à la production de l’année passée. Il faut donc comprendre cette indication comme « si nous devions, à l’avenir, extraire chaque année la même quantité de pétrole que celle de l’année écoulée, la production pourrait encore durer XX années » (avant de passer à zéro l’année d’après, du coup !).
Mais la géologie d’un gisement fait que la production n’est jamais constante pendant l’exploitation, pour s’arrêter brutalement lorsque le gisement est vide. Après la mise en exploitation, le gisement fournit une production qui augmente rapidement, mais, après quelques années, le pétrole sort moins facilement, alors même qu’il reste beaucoup à extraire du sous-sol. La roche sédimentaire (du calcaire, du grès…) dans laquelle il se trouve le retient par capillarité (car le pétrole est contenu dans de petits pores de la roche), et il faut pomper de plus en plus fort pour le faire sortir. La production du gisement décline, longtemps, avant que finalement elle ne soit arrêtée lorsque les couts variables deviennent supérieurs aux recettes tirées de la commercialisation.
Pour le monde dans son ensemble, il en va de même : avec le temps, les obstacles se multiplient sur la route du pétrole : il en reste moins dans les gisements anciens, les plus récents sont plus petits ou situés dans des zones peu favorables ; le « pétrole de schiste » demande beaucoup plus de moyens pour produire la même quantité… Les « 40 ans » font référence au volume total qui sortira. Mais, pour autant, le débit, lui, peut très bien se mettre à diminuer demain matin. En pareil cas, les « 40 ans de pétrole », qui représentent un volume, seront extraits sur une durée bien supérieure à 40 ans, à débit décroissant.
Or, le pétrole reste la première énergie consommée par nos machines, et est ultra-dominant dans les transports, qui en dépendent à 95%. Pour nos esclaves mécaniques qui s’abreuvent de ce liquide, ce n’est pas « combien il en reste à extraire plus tard » qui compte, mais « combien il y en a de disponible actuellement ». Et si le débit de la production baisse avec le temps, peu importe la taille du réservoir : cela signifie que le parc de machines en service diminue, et donc que l’économie se contracte.
Or, la baisse du débit, elle, semble ne plus devoir tarder au niveau mondial, si elle n’est pas déjà en route depuis le covid (en tendance bien sur). En analysant les données fournies par Rystad Energy sur l’ensemble des gisements d’hydrocarbures dans le monde, 3 experts du secteur pétrolier ont conclu que la production de pétrole post covid avait peu de chances de revenir à son niveau d’avant, et surtout qu’à partir de 2030 elle allait connaître un déclin rapide, parce que du pétrole « facile », il n’y en a plus assez. Une partie significative des réserves actuelles est constitué de pétroles extra-lourds (Venezuela) ou de bitumes (Canada) qui sont beaucoup plus complexes à extraire et ne peuvent fournir les mêmes débits à investissements identiques. Une autre partie des réserves revendiquées par les opérateurs publics des pays du Moyen Orient n’existe peut-être tout simplement pas.
Ce déclin de la production qui a commencé, ou va s’installer dans les années à venir, il n’est donc pas le simple reflet de notre volonté de ne plus consommer de pétrole pour des raisons climatiques, non : il vient avant tout du fait que ce n’est pas possible de consommer indéfiniment toujours plus d’une ressource non renouvelable.
Pour le climat, cela sera une bonne nouvelle. Mais pour l’humanité, l’équation sera plus complexe : nous allons perdre une partie croissante de notre costume de Superman précisément au moment où nous comptons dessus pour « transitionner » rapidement. Traduit en termes économiques, cela signifie qu’il n’y aura pas de croissance verte.