Les seuils dans le changement climatique
Un processus est dit « à effet de seuil » quand il existe un certain niveau de perturbation – qualifié de seuil – en dessous duquel la conséquence est proportionnelle à la perturbation, et au-delà duquel les choses se mettent à évoluer de manière totalement différente. Un bon exemple de phénomène à effet de seuil est l’élastique : tirons le un peu, il s’allonge. Tirons le un peu plus, il s’allongera un peu plus. A chaque effort de traction supplémentaire, il s’allongera encore, jusqu’au moment où…il cassera. Nous aurons alors franchi un seuil : une petite perturbation supplémentaire aura engendré un changement d’ampleur et de nature de la conséquence (cassure au lieu de l’allongement), et en outre, dans l’exemple choisi, la conséquence ne sera pas réversible (nous ne pouvons pas ressouder l’élastique).
Notre climat est rempli de tels processus à effet de seuil, et nous ne connaissons pas précisément – voire pas du tout, parfois – les niveaux de perturbation auxquels telle ou telle des composantes peut « casser », c’est à dire se mettre à se comporter de manière très différente de ce qui s’est passé jusqu’à maintenant. Nous commençons par exemple à savoir que de tels seuils existent pour les courants océaniques, pour la température maximale que supportent les coraux, pour l’acidité maximale supportable par les organismes marins, ou encore l’élévation de température maximale que le Groenland peut supporter sans fondre. Mais pour l’essentiel des processus climatiques les seuils ne sont pas nécessairement connus, et quand ils le sont qualitativement ils sont loin de l’être toujours quantitativement.
En outre certaines élévations de température peuvent être sans grande conséquence à l’horizon d’un siècle, mais avoir des répercussions majeures à plus long terme, parce que la température ne s’arrête pas de monter au bout d’un siècle. Pour savoir si, pour telle ou telle composante du climat, nous avons franchi un seuil ou pas, il faut aussi savoir à quel horizon de temps nous allons au résultat.
En conséquence de ce qui précède, il n’est pas possible, aujourd’hui, de dire qu’il existe une élévation de température en dessous de laquelle nous sommes garantis à tout jamais contre tout ennui majeur, mais au-delà de laquelle nous nous mettons à courir tout d’un coup des risques considérables. Aucun scientifique ne peut dire qu’il est raisonnable de ne pas dépasser une hausse de 1,63 °C sur 98 ans, qu’en dessous de ce seuil nous sommes garantis contre toute catastrophe et qu’au-dessus l’Apocalypse est pour demain, ou encore qu’un plafond de 435 ppmv de gaz carbonique dans l’atmosphère peut être atteint sans risque, mais pas de 436 ppmv.
Les seuils dans la capacité de résistance
Ensuite, ce que l’on appelle un risque ne résulte pas seulement de la modification des conditions environnantes, mais dépend aussi de notre aptitude – ou pas – à faire face à ladite modification. Une pierre qui chute sur notre tête ne présente pas le même risque selon que nous portons un casque ou pas. Et pour en revenir au climat, une diminution limitée du rendement de l’agriculture – causée par un changement climatique – n’est pas un « risque » majeur pour la France, qui produit bien plus que sa propre consommation, mais méritera éventuellement d’être qualifié comme tel en Inde ou en Chine si elle y survenait aujourd’hui.
Plus généralement, si nous tentons de qualifier les risques liés à d’éventuelles modifications climatiques pouvant survenir dans 50 ou 200 ans, il nous faut non seulement pouvoir décrire les modifications climatiques en question (parlons nous du niveau de la mer ? Des courants marins ? des maladies ?) mais aussi connaître les moyens qui seront à la disposition de la société à ce moment là (que restera-t-il de la présente abondance énergétique ? Y aura-t-il encore des forêts ou d’autres ressources naturelles qui seraient alors utiles pour s’adapter ? etc), et cette prospective n’est pas nécessairement plus facile que la prospective climatique !
En particulier, ce qui gouverne notre aptitude à changer le monde, aujourd’hui comme demain, et donc notre aptitude à faire face à une évolution donnée, est l’énergie abondante. C’est elle qui nous permet de construire des infrastructures de transport et de faire rouler des camions pour importer de la nourriture des zones propices à l’agriculture, c’est elle qui nous permet de résister au froid ou au chaud, c’est elle qui nous permet de produire médicaments, vaccins, outils, qui nous rend mobiles… Et toutes ces choses concourent à une capacité de résistance forte à l’aléa.
Or que l’énergie soit encore abondante dans 50 ans est un vaste sujet de débat ! Pour l’énergie fossile, par exemple, la prolongation des tendances sur 50 ans nous conduit à consommer tout ce que nous avons comme réserves aujourd’hui connues (charbon compris), sans parler du problème climatique associé au largage dans l’atmosphère du CO2 correspondant.
Revenons à l’exemple de l’agriculture, indispensable à la survie de quelques milliards d’hommes. Si plus rien ne pousse sur place, la gravité de la situation n’est pas la même selon qu’il reste ou non de l’énergie abondante pour transporter massivement de quoi manger en provenance d’un autre endroit propice à l’agriculture.
De même, la capacité de résistance aux nouvelles maladies ne sera pas le même dans un pays doté d’infrastructures sanitaires et prophylactiques avancées que dans un pays qui n’en est pas doté, etc.
Enfin la catastrophe est une notion à géométrie variable : le seuil n’est pas mis au même endroit par tout le monde !
Un « franchissement de seuil » s’appelle souvent, dans le langage courant, une catastrophe. Ainsi, un glissement de terrain faisant des morts (franchissement d’un seuil dans la capacité de cohésion du terrain) est une catastrophe, une épidémie (franchissement d’un seuil dans l’exposition aux agents pathogènes) est une catastrophe, une tempête (franchissement d’un seuil dans la vitesse du vent) est une catastrophe, etc.
A supposer que nous soyons capable de discerner toutes les conséquences possibles d’un changement climatique donné (ce qui n’est pas le cas), pour savoir si nous avons ou pas dépassé le seuil de danger il reste à définir ce que nous estimons être une catastrophe. Si nous parvenons à cette définition, nous pouvons considérer que tant que nous n’avons pas de catastrophe, c’est que nous sommes en dessous du seuil de danger, et si nous avons des catastrophes plus tard, nous sommes déjà au-delà. Or la notion de catastrophe n’est pas objective : tout dépend de qui parle.
Prenons un cas de figure concret : la possible disparition des coraux si la température moyenne monte de plus de 2 °C. Est-ce une catastrophe ? La réponse ne sera probablement pas la même selon que l’on demande à un pêcheur Norvégien ou à un agent de voyages spécialisé dans les plongées des mers chaudes, pour ne prendre que deux Occidentaux en exemple.
Admettons que le changement climatique amène 3 ouragans par hiver en France, du même type que celui que nous avons connu en 1999. Est-ce une catastrophe ? Pour moi peut-être, pour un couvreur français sûrement pas, et pour un Chilien assurément pas.
Admettons que le changement climatique fasse mourir de faim 2 milliards d’individus. Est-ce une catastrophe ? Là encore, la réponse variera surement selon la localisation des morts, les répercussion possibles « ailleurs », et l’auteur de la réponse….
Et ceux qui comptent, ils disent quoi ?
En novembre 2006, un dénommé Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque Mondiale, a rendu un rapport qui a fait grand bruit, dans lequel il chiffre le coût possible du changement climatique à quelques milliers de milliards de dollars par an si nous ne « faisons rien ». Il indique par ailleurs que pour lui le « changement catastrophique » démarre à 2°C d’élévation de la température planétaire, et, ce qui est le plus intéressant, montre quelles sont les émissions de gaz à effet de serre qui permettent de rester sous ce niveau.
Trajectoires des émissions mondiales de CO2-équivalent qui permettent de rester sous la barre des 550 ppm de CO2 équivalent en 2100, selon le rapport Stern.
La trajectoire « overshoot » n’est pas à prendre en compte car aboutissant à une concentration supérieure. 550 ppm est une concentration permettant « d’espérer » que la température planétaire ne monte pas de plus de 2 °C.
Source : The economics of climate change, Stern Review, Cambridge University Press
Il est intéressant de noter que les émissions qui permettent d’éviter un changement climatique « catastrophique » sont exactement celles où la consommation d’énergie fossile de la planète décroît après le passage du pic de production du pétrole seul, vers 2020. En clair, le défi pour éviter un « changement climatique catastrophique », avec une approximation qui vaut ce qu’elle vaut, est de ne pas se reporter du pétrole sur le charbon à partir de 2010/2015 (ce qui est possible pendant quelques dizaines d’années, mais pas plus !).
En guise de conclusion…
La discussion récurrente sur l’existence des seuils, et surtout sur le moment où nous pourrions les dépasser, nécessite donc d’avoir de la visibilité :
- sur l’évolution future du système climatique pour chaque scénario d’émission de gaz à effet de serre,
- sur les impacts d’une évolution climatique donnée,
- sur les moyens de « résistance » qui seront encore à notre disposition, à l’horizon de temps qui nous intéresse, pour faire face à ces impacts,
- sur ce qui est personnellement ou collectivement acceptable et ce qui ne l’est pas dans les conséquences possibles (ce qui peut éventuellement se traduire en modélisations économiques, puisque nombre de prix représentent des consentements à payer).
De ce fait, compte tenu de l’imprécision sur ce que sera notre faculté d’adaptation dans quelques décennies (ou quelques siècles), de l’appréciation nécessairement subjective de ce qu’est une conséquence intolérable, et de l’inertie des processus en cause, il n’est pas possible de dire à quel moment nous aurons éventuellement « dépassé le seuil de risque tolérable », ni même de dire si nous ne l’avons pas déjà dépassé.