Il est assez difficile de faire comprendre que ce qui est en jeu, dans cette affaire de changement climatique, n’est pas de parvenir à un état particulier du monde, mais plutôt que quelque chose que nous n’avons jamais vu n’arrive pas. En général, nos actions ont deux grandes catégories d’objectifs :
- soit faire ce qu’il faut pour que quelque chose de connu se passe (gagner une quantité d’argent donnée, séduire quelqu’un, obtenir un travail donné, parvenir à courir aussi vite que quelqu’un d’autre, etc)
- soit faire ce qu’il faut pour que quelque chose de connu ne se passe pas (ralentir en voiture pour éviter un accident, ou encore empêcher un enfant de jouer avec les allumettes pour éviter un incendie, etc).
Mais « faire ce qu’il faut » pour que quelque chose de jamais vu, et pour lequel nous n’avons que des simulations informatiques comme référent, n’arrive pas, est bien plus difficile : comment savoir si nous y parvenons ou pas ? Il m’a semblé utile de proposer ici un parallèle entre changement climatique et tabac, car le tabac est probablement le risque connu qui permet le mieux de comprendre comment gérer la question du changement climatique :
- exactement comme le fumeur est fortement dépendant du tabac, notre civilisation est fortement dépendante des combustibles fossiles, qui sont à l’origine des émissions de gaz à effet de serre : il paraît tout aussi difficile au fumeur de se passer de la cigarette qu’il nous paraît aujourd’hui difficile de se passer des combustibles fossiles,
- les émissions de gaz à effet de serre ont un effet cumulatif, c’est-à-dire que leur effet s’additionne année après année, exactement comme l’effet de la fumée du tabac s’additionne année après année sur les poumons du fumeur,
- pour le tabac, il est plus facile de ne pas commencer à fumer que de s’arrêter ensuite : ne pas se mettre à la cigarette à l’adolescence demande un petit effort (on passe pour « ringard » après de ses copains(ines) qui fument déjà, etc), mais procure le gros bénéfice, ensuite, de n’avoir aucun des méfaits du tabac. De même, s’habituer comme jeune adulte à émettre le moins possible (en s’habituant à recourir le moins possible à la voiture, en se contentant d’une surface habitable plus modeste, en s’habituant à mettre un pull l’hiver plutôt que de monter le thermostat, en n’achetant pas tout ce qui est à vendre, et encore un certain nombre d’autres choses) est bien plus facile que de renoncer volontairement à tout cela une fois que nous avons adapté notre vie quotidienne en acceptant des émissions importantes (ce qui est le cas avec 1 ou 2 voitures par ménage, 30 à 40 m² habitables à 20 ° C l’hiver par personne, et des achats à profusion dans les supermarchés),
- l’arrêt des émissions ne permet pas de remettre instantanément les compteurs à zéro, tout comme, pendant de longues années, le fumeur qui a arrêté de fumer continue quand même à porter « l’héritage » de sa tabagie passée. En d’autres termes, arrêter de fumer ne remet pas instantanément la probabilité d’avoir un cancer ou un problème cardiaque au même niveau que pour un non fumeur. De même, l’arrêt des émissions ne permettra pas pour autant de supprimer instantanément la dérive climatique, qui continuera quand même pendant des siècles de toute façon.
- mais l’arrêt du tabac conduira toujours à une situation moins risquée pour l’avenir, quelle qu’ait été la durée de la tabagie et la quantité de cigarettes consommées. De même, baisser les émissions de gaz à effet de serre sera toujours une bonne affaire pour le climat futur, quel que soit le moment où cette baisse interviendra. Tout comme pour le tabac, toutefois, plus nous baissons les émissions tôt, et plus les risques futurs sont faibles,
- dire que nous ne baisserons jamais les émissions n’a pas plus de sens que de dire qu’un fumeur n’arrêtera jamais de fumer : bien sûr qu’il arrêtera un jour, au plus tard le jour de sa mort ! De même, nos émissions finiront par baisser un jour, non point parce que le bien finira par triompher, mais tout simplement parce que le monde est fini, et que les émissions de gaz à effet de serre ne peuvent pas croître indéfiniment (en fait, pour tout ce qui vient des combustibles fossiles, on peut même montrer qu’il y aura nécessairement un pic, qui surviendra plus ou moins vite selon les hypothèses).
- arrêter de fumer demande un effort – éventuellement important – à court terme, en échange d’un bénéfice à moyen et long terme (diminution des dépenses, meilleure santé, moins de risque de mort précoce, moins de risque que ses propres enfants se mettent au tabac, etc). De même, baisser volontairement les émissions demande un effort important, en échange d’une diminution des risques pour l’avenir. Dans les deux cas de figure, il faut agir pour que quelque chose n’arrive pas.
- pour le tabac comme pour le climat, quand les ennuis sont là il est trop tard pour faire machine arrière. Le fumeur qui se retrouve avec un cancer du poumon n’aura plus jamais deux poumons en bon état. Au mieux il y laissera une partie de son souffle et de son confort de vie, au pire il y laissera sa peau. De même, une fois que les « ennuis du changement climatique » seront là, nous ne pourrons plus faire machine arrière, même en baissant les émissions, et la seule certitude que nous aurons alors est que les ennuis iront en s’aggravant pendant un ou deux siècles au moins quoi que nous fassions.
- il est impossible de dire à quel moment un fumeur aura franchi le seuil de l’irréversible pour avoir un gros ennui (cancer, infarctus, attaque cérébrale, etc) plus tard, et, de même, il est impossible de déterminer scientifiquement à quel moment nous franchirons le seuil nous assurant d’une catastrophe climatique majeure dans un futur plus ou moins lointain.
- lorsque nous ne parvenons pas à arrêter de fumer par manque de volonté personnelle, il parait difficile de dire que « c’est la faute à l’industrie », ou « c’est la faute au gouvernement ». Il paraît tout aussi discutable de considérer que l’industrie doit « faire ce qu’il faut » pour que le fumeur puisse disposer de cigarettes qui donneraient exactement les mêmes sensations quand on les fume sans qu’il y ait le moindre inconvénient, sans que ledit fumeur ait le moindre effort à faire de son côté pour avoir une conduite moins nocive pour sa santé.Exactement de la même manière, nous ne pouvons pas reprocher aux pouvoirs publics notre manque de volonté personnelle pour moins prendre l’avion, moins conduire, moins chauffer nos logements ou avoir des maisons moins grandes, moins acheter de produits manufacturés, etc, et nous ne pouvons raisonnablement demander à l’industrie de porter seule l’effort de réduction des émissions, alors que sa contribution n’est que de 20 à 30% du total. Pour le changement climatique comme pour le tabac, une large partie de l’effort à fournir repose sur les épaules de vous et moi.
- quand quelqu’un fume 10 cigarettes par jour, en passe d’en fumer 12, il est mal positionné pour reprocher à quelqu’un qui en fume 2 de vouloir passer à 5, ou à quelqu’un qui en fume 20 qu’il l’empoisonne avec son tabagisme passif. De la même manière, nous autres européens qui émettons 8 à 10 tonnes équivalent CO2 par personne et par an, nous ne pouvons reprocher aux pays qui émettent la quart de cette quantité de continuer à augmenter leurs émissions, ni faire des reproches aux pays qui émettent le double par habitant quand nous sommes déjà très au-dessus de ce qui est « durable ».
- le parallèle vaut aussi pour les solutions : ainsi, la dissuasion par les prix est très efficace dans les deux cas de figure, pour le tabac comme pour l’énergie fossile. Plus c’est cher, et moins nous en consommons ! Quiconque approuve les hausses du tabac pour empêcher les adolescents de fumer devrait aussi approuver une hausse continuelle du prix de l’énergie fossile, pour éviter une trop grande perturbation du climat futur pour ces mêmes adolescents….