En septembre 2000 (le 23 pour être précis), un article du Monde présentait les externalités du transport routier liées aux émissions de CO2 (une externalité est un coût qui n’est pas directement payé par l’utilisateur ou le client. Par exemple les accidents de la circulation, qui ont un coût qui n’est que très partiellement payé par les conducteurs à travers les assurances, le reste étant payé par les cotisations sociales ou les contribuables, constituent une externalité de l’utilisation de l’automobile).
Est-ce que cela a un sens de chiffrer l’externalité due à l’effet de serre ?
En effet, il faut bien distinguer deux choses que l’on mélange pourtant très souvent : le coût d’évitement d’un dommage, et le coût de réparation dudit dommage. Ainsi, l’article du Monde mentionné ci-dessus agrège dans les externalités un coût de réparation des infrastructures avec un « coût d’effet de serre », sans autre précision.
Un lecteur profane aurait tendance à penser que cela signifie qu’il faudrait faire payer cette somme – modeste en l’occurrence – aux camions et voitures pour se constituer une épargne servant, le jour venu, à réparer les dégâts du changement climatique, comme on répare les routes. On est donc tenté de considérer qu’il s’agit d’un coût de dommage, ce qui sous-entend que les dommages du changement climatique peuvent se voir attribuer une contrepartie monétaire.
Or estimer un coût de dommage objectif pour l’effet de serre est tout simplement impossible, car l’espérance mathématique de ce dernier est infinie.
Peut-être, avant d’aller plus loin, faut-il rappeler ce qu’est l’espérance mathématique. Elle correspond à la notion intuitive de ce que l’on peut attendre lorsque l’on sait ce qui se passe « en moyenne » quand on répète un acte un grand nombre de fois. Quand « en moyenne » je mets 15 minutes pour aller d’un endroit à un autre, je peux m’attendre à mettre un temps voisin la prochaine fois que je ferai le même déplacement, et donc « l’espérance mathématique » du temps pour ce déplacement est de 15 minutes : c’est le temps le plus probable que je mettrai à faire le déplacement à l’avenir compte tenu de ce que j’ai mis dans le passé.
L’espérance mathématique est donc la « moyenne » de toutes les valeurs possibles d’un événement futur (et c’est toujours la valeur moyenne que nous nous attendons à trouver). Elle vaut par définition :
{\mathbb{E}[X] = \sum_{i=1}^infty x_i, p_i,}
Somme, pour tous les événements possibles, de
[valeurs de l’événement possible × probabilité de l’événement possible]
On voit immédiatement sur cette formule que si l’un des termes a une valeur infinie avec une probabilité non nulle, la somme est infinie.
Toutes les gestions de risques sont basées sur les espérances mathématiques. Par exemple, une prime d’assurance n’est rien d’autre que l’espérance mathématique du dommage assuré (plus les frais de gestion et les profits de la compagnie d’assurance !). Plus généralement, nous disons qu’un comportement est riqué quand l’espérance mathématique du coût des conséquences est élevée, ce qui est le cas quand il existe, dans la liste des comportements possibles, un événement correspondant à une perte importante avec une probabilité significative. La conduite en état d’ivresse est considérée comme étant à risque parce que l’une des possibilités (sa probabilité est significative) est la mort du conducteur (dont la valeur économique est élevée) et cela tire vers le haut l’ensemble de l’espérance mathématique de la conduite en état d’ivresse.
Si nous poussons le raisonnement jusqu’au bout, imaginons qu’un processus puisse engendrer (probabilité > 0) un dommage irréversible pour quelque chose d’indispensable à notre survie. Nous pouvons estimer que le dommage correspondant est infini, puisqu’il n’est réparable à aucun coût et entraîne notre mort. En conséquence, l’espérance mathématique du coût de réparation du dommage est infinie aussi, et quel que soit le moment dans le futur ou cet événement interviendra (donc le taux d’actualisation associé à un tel dommage futur), son coût reste infini et n’est donc pas internalisable (sauf à rendre le prix du bien dans lequel il est internalisé infini).
Pour en revenir au changement climatique, pour justifier par des arguments économiques qu’il est « rentable » ou « pas rentable » de lutter contre, il faut donc pouvoir attribuer un coût à un certain nombre de dommages possibles, ainsi qu’une probabilité de survenance à chaque dommage, pour voir si l’espérance mathématique du coût de dommage est supérieure ou pas au « coût de l’action ».
En outre, l’action est pour tout de suite, alors que les dommages sont surtout pour « plus tard » ; il faut donc leur attribuer une valeur dite « actualisée », c’est-à-dire avec une décote liée au fait qu’ils sont futurs. Mais pour faire ce calcul, nous allons nous heurter à un problème de taille ! En effet, quelle valeur attribuer, en 2004, des événements suivants, tous possibles dans le cadre du réchauffement en cours :
- la mort de 30% de l’humanité par maladies d’ici à 2089 ?
- Un arrêt du Gulf Stream en 2120 ?
- 10 mètres d’eau en plus pour l’océan mondial en 2350 ?
- La désertification de la moitié du globe en 2080 ?
- Une divergence du processus par déstockage du carbone après 2055, et la mort de 99% des hommes en 2200 ?
Bien évidemment, aucun modèle économique n’est capable d’attribuer une valeur financière à de tels événements, ni même de leur attribuer une borne supérieure : tout dépend des hypothèses ! On peut donc dire que le « coût » de ces éventualités, si elles survenaient (surtout la dernière !), est inifini, puisque personne ne peut leur attribuer de borne supérieure. Personne ne peut non plus dire aujourd’hui que les éventualités ci-dessus sont totalement impossibles, donc que leur probabilité de survenance est nulle.
En conséquence du fait que l’une des possibilités a un coût de réparation infini (ce qui signifie qu’il n’est pas réparable, cf. plus haut), l’espérance mathématique du coût de réparation est infinie aussi, quelle que soit la probabilité de survenance de l’événement (dès lors qu’il est possible) et même quel que soit le taux d’actualisation associé à un tel dommage. De ce fait, il n’est pas possible de dire, aujourd’hui, qu’il est « économiquement non fondé » de lutter contre le changement climatique.
Pour ceux que la comptabilité ne rebute pas : rions un peu
Toute comptabilité se doit d’être prudente. Supposons que le législateur (ou même simplement le juge, puisque le principe de prudence de la comptabilité est déjà contenu dans le Code de Commerce), dans sa grande sagesse, oblige toute entreprise qui utilise des combustibles fossiles – c’est-à-dire toute entreprise, de fait, puisqu’il suffit d’avoir des locaux chauffés pour émettre des gaz à effet de serre – à passer dans ses comptes une « provision pour remise en état du climat », à due concurrence de ses émissions cumulées de gaz à effet de serre (ce qui aurait un sens, puisque cette entreprise contribue à dégrader le climat, à due concurrence de ses émissions cumulées de gaz à effet de serre).
Cela revient, d’une certaine manière, à attribuer à cette entreprise sa quote part des dégâts futurs, la valorisation monétaire de ces derniers ne faisant l’objet d’aucune actualisation. Comme il n’y a pas de limite monétaire au montant des dégâts futurs, il n’y en a pas non plus pour la quote part revenant à l’entreprise, et donc un tel principe conduirait à rendre n’importe quelle entreprise déficitaire.
Et pourtant, sur le plan conceptuel, est-ce qu’une telle règle serait si absurde ?
Par contre il y a pour le changement climatique un coût d’évitement, ou encore de dissuasion, un peu comme pour le tabac : il ne s’agit pas tant de faire rentrer de l’argent dans les caisses que de dissuader un acteur économiquement rationnel d’émettre beaucoup de gaz à effet de serre (pour le moment ce n’est pas le cas).
C’est sur ce principe qu’est basé la taxe carbone. Toutefois, si taxe il y a, son niveau sera probablement plus dicté par les résultats d’âpres négociations que par une quantification de l’effet comportemental attendu, comme c’est souvent le cas.
Et si on veut vraiment compter, ça donne quoi ?
En novembre 2006, l’ancien économiste en chef de la Banque Mondiale, Sir Nicholas Stern, s’est néanmoins livré à une analyse de type « évaluation économique des dégâts ». Il a donc pris les simulations climatiques régionales, qui sont ensuite utilisées pour alimenter des simulations agronomiques, a rajouté par dessus des hypothèses économiques sur les dommages (il a supposé, par exemple, que les dommages causés par le vent croissait comme le cube de la vitesse, ou que la production agricole suivait une courbe en cloche en fonction de la température, etc), puis il a mis des hypothèses économiques là-dessus et en est sorti avec un chiffre : si nous ne faisons rien contre le changement climatique, il nous coutera plusieurs points à plusieurs dizaines de points de PIB en 2050 par rapport à une croissance « normale ».
Exemples d’hypothèses prises dans le rapport Stern en entrée des calculs.
Il s’agit clairement d’approximations, même si elles peuvent être considérées comme acceptables pour l’exploitation qui en sera faite.
L’objet ici ne sera pas de discuter les hypothèses – et donc le résultat : vous seriez profondément endormi (et moi aussi probablement) avant que je n’arrive au bout. Il est plutôt de commenter quelques citations trouvées dans le résumé de ce rapport, parce qu’elles me semblent très bien traduire, en langage économique, des évidences « physiques » de ce dossier, et qu’elles restent valables quel que soit le niveau des dommages. J’ai assorti ces déclarations – dont je rappelle à nouveau au lecteur qu’elles sont « signées » par un individu qui a été un des plus grands argentiers de la planète – de quelques commentaires personnels.
“Climate change presents a unique challenge for economics : it is the greatest and widest-ranging market failure ever seen.”
« Le changement climatique offre un défi unique pour l’économie : c’est le dysfonctionnement du marché le plus grand et le plus étendu que nous ayons jamais vu.«
Voilà ce que donne (sans surprise pour votre serviteur) l’économie orthodoxe quand l’économiste prend la peine de se documenter sur les processus physiques qu’il commente. Question : avant de propager des inepties, les Lomborg et autres Fourçans ont-il seulement pris la peine de savoir de quoi ils parlaient autrement qu’en lisant le journal ?
“The evidence gathered by the Review leads to a simple conclusion : the benefits of strong, early action considerably outweigh the costs.”
« Les éléments rassemblés par les auteurs amènent à une conclusion simple : les bénéfices d’une action résolue et immédiate sont considérablement supérieurs aux coûts.«
Avec une telle affirmation, où est la défense des modestes ? Dans l’effort immédiat, qui certes va leur coûter, ou dans le laisser faire, qui va leur coûter bien plus quand il faudra passer à la caisse, eux compris?
“The [economic] analysis should not focus only on narrow measures of income like GDP.”
« L’analyse ne doit pas se centrer uniquement sur des indicateurs étroits de revenu comme le PIB«
Ça ne vous rappelle pas un certain ouvrage ?
“CO2 emissions per head have been strongly correlated with GDP per head.”
« Les émissions de CO2 par habitant ont été fortement corrélées au PIB par habitant.«
Sans stratégie de rupture, le « business as usual » continue donc à augmenter les émissions…. tant que ça passe, et ça cesse de passer bien avant que la Chine n’atteigne seulement le niveau de consommation d’un Polonais. Vouloir le bonheur des peuples à long terme et encourager autoroutes, aéroports, et grandes surfaces est donc paradoxalement antinomique. Amusant, non ?
“Stabilisation of greenhouse gases at levels of 500-550ppm CO2-e will cost, on average, around 1% of annual global GDP by 2050. This is significant, but is fully consistent with continued growth and development, in contrast with unabated climate change, which will eventually pose significant threats to growth.”
« La stabilisation des gaz à effet de serre à 500-550ppm de CO2-équivalent nous coûtera, en moyenne, 1% du PIB en 2050. C’est significatif, mais toujours compatible avec la croissance et le développement, par opposition à un changement climatique non maîtrisé, qui va au final constituer une menace sérieuse pour la croissance« .
La prolongation tendancielle, si on ne fait rien, ce n’est pas la croissance non contrainte, c’est la décroissance subie. Que disait le Club de Rome en 1970 ? Exactement la même chose, avec exactement les mêmes échéances…
“Uncertainty is an argument for a more, not less, demanding goal, because of the size of the adverse climate-change impacts in the worst-case scenarios.”
« L’incertitude est un argument en faveur d’un objectif plus ambitieux, et non moins ambitieux, à cause de l’ampleur des impacts dans le pire des scénarios.«
Dire « je n’agis pas parce que je suis pas sûr de ce qui va se passer » est donc un argument économique non recevable (incidemment c’est facile de s’en rendre compte : si vous n’êtes pas sûr que votre enfant se fera renverser s’il traverse la rue les yeux bandés, est-ce une raison pour le laisser faire ?).
“Establishing a carbon price, through tax, trading or regulation, is an essential foundation for climate-change policy.”
« Donner un prix au carbone, via la taxe, un mécanisme de quotas, ou des régulations, est une fondation essentielle pour une politique contre le changement climatique.«
Comme le même auteur a déjà exposé que lutter contre le changement climatique, c’est social (puisque le prix de la prévention est inférieur au prix des conséquences, prévenir est donc social), et que toute lutte passe par une taxe carbone ou équivalent (comme des quotas allant en baissant continûment), la taxe carbone, c’est social ! Il suffisait de le dire….
“In order to influence behaviour and investment decisions, investors and consumers must believe that the carbon price will be maintained into the future.”
« Pour influencer les décisions concernant le comportement et les investissements, les investisseurs et les consommateurs doivent croire que le prix du carbone sera constant à l’avenir. »
Pas de taxe qui monte et descend à la petite semaine, en fonction de qui a crié le plus fort la semaine d’avant, quoi… mais une vision claire de l’avenir, avec une règle bien établie pour le long terme. Ça ne vous rappelle pas étrangement la conclusion d’un certain livre ?
“A shared global perspective on the urgency of the problem [is] essential to respond to the scale of the challenge.”
« Un consensus sur l’urgence du problème (est) essentiel pour répondre à l’ampleur du défi« .
Voilà qui légitime tous les efforts pour que les médias parlent plus et mieux du problème, clairement.
“It is still possible to avoid the worst impacts of climate change; but it requires strong and urgent collective action.”
« Il est toujours possible d’éviter les pires impacts du changement climatique, mais cela demande une action collective forte et urgente. »
No comment…
Petit glossaire : quel est le sens du mot « économie » ?
L’une des raisons pour lesquelles il continue à se dire que de lutter contre le changement climatique serait « mauvais pour l’économie », malgré ce qui précède, est que le mot « économie » est à géométrie tellement variable que cette phrase peut être vraie ou fausse selon le contexte et qui parle. En effet, « l’économie » peut désigner :
le chiffre d’affaires de la société employant celui qui parle. « C’est mauvais pour l’économie » doit alors se comprendre comme « cela n’arrange pas les affaires de ma société », mais les mauvaises affaires des uns font parfois les bonnes affaires des autres,
- le résultat – ou le cours de bourse – de la société employant celui qui parle. « C’est mauvais pour l’économie » doit alors se comprendre comme « cela risque de faire baisser la valeur de l’action de ma société » (et pire encore : la valeur de mes stock-options » !), ce qui n’est déjà plus la même chose,
- le nombre d’emplois pour une entreprise donnée. « C’est mauvais pour l’économie » peut alors se comprendre comme « je vais fournir moins d’emplois », ou « moins d’emplois qualifiés », ou « je vais augmenter moins vite le nombre d’emplois », ou encore d’autres choses… (mais le cours de la bourse ou le résultat d’en pâtiront pas nécessairement !),
- n’importe laquelle de ces notions pour un secteur pris dans son ensemble. Par exemple quand un responsable de la fédération de la métallurgie dit « c’est mauvais pour l’économie », il vise probablement le chiffre d’affaires de la profession, ou ses effectifs, mais sommes nous sûrs qu’il pense AUSSI au chiffre d’affaires ou au niveau d’emploi des producteurs de pommes de terre ?
- l’activité productive d’un pays donné, que l’on reflète par le Produit Intérieur Brut (PIB). Il faut cependant savoir que le PIB est un indicateur de flux, non de patrimoine : il représente la somme des valeurs ajoutées des activités marchandes et non marchandes situées sur le territoire. A quelques ajustements près (variations de stock, solde des échanges avec l’étranger), le PIB correspond à ce que nous dépensons. Il mesure donc l’activité humaine du moment, mais en aucun cas un patrimoine ; dire que nous sommes plus riches quand le PIB augmente est donc un gros malentendu : est-ce que je deviens plus riche quand j’achète plus de bonbons (et donc que l’entreprise qui fabrique les bonbons voit sa valeur ajoutée augmenter) ?
En particulier, si nous cherchions à tenir une comptabilité patrimoniale des Etats, en agrégeant possessions « artificielles » (maisons, routes, logiciels, etc) et possessions « naturelles » (réservoirs de pétrole, forêts, terres arables, fleuves, système climatique local, etc), comme nous dégradons généralement les secondes pour augmenter les premières, conclure de manière irréfutable que nous augmentons notre richesse globale est impossible, puisque tout va dépendre des monétarisations respectives de ce que nous créons et de ce que nous détruisons (et une monétarisation est toujours réfutable). Il convient de rappeler que cette approche « bilancielle » peut sembler farfelue pour le monde dans son ensemble, mais que c’est celle qui est retenue pour les individus ou les sociétés, pour lesquels on conclut qu’il y a enrichissement si les actifs augmentent plus vite que les dettes.
- le niveau de consommation matérielle moyen de la population, qui, c’est l’ironie de la chose, sera alors souvent exprimé non en unités économiques, mais en unités physiques ! (nombre de voitures vendues, de m² de logements construits, etc). Et de fait, dans un monde qui ferait réellement de la lutte contre le changement climatique une priorité, tout ce qui s’exprime en unités physiques aura du mal à croître indéfiniment (en fait tout ce qui est physique aura du mal à croître indéfiniment de toute façon, que cela nous plaise ou pas !). Mais il serait plus juste, alors, de dire que de lutter contre le changement climatique est mauvais pour la croissance de la consommation matérielle (ce qui est parfaitement vrai). Mais nous parlons alors d’un aspect bien particulier de l’économie, qui est la consommation exprimée en unités physiques, non de « l’économie » en général !
« L’économie » peut encore désigner le solde du commerce extérieur, la balance des paiements, le taux de croissance du PIB, ou l’évolution du taux de chômage…. Bref quand quelqu’un dit que de lutter contre le changement climatique est « mauvais pour l’économie », de qui et de quoi parle-t-il très exactement ???