Un correspondant facétieux (mais l’était-il vraiment ?) m’a un jour demandé si mon métier servait vraiment à quelque chose, et si la « pollution climatique » que j’engendrais, directement ou indirectement, n’était pas supérieure à celle que je fais éventuellement économiser. Intéressante question, comme on va le voir, parce que d’y répondre est loin d’être trivial.
La « pollution climatique » que j’engendre directement, c’est-à-dire les émissions de gaz à effet de serre qui sont la conséquence immédiate de l’activité « professionnelle » de ma petite boutique, elle est facile à évaluer:
- j’ai un bout de bureau, avec un bout de radiateur, qui hérite donc des émissions d’un bout de chaudière au prorata de la surface du bureau,
- je consomme de l’électricité, même si c’est de la bonne électricité nuclhydraulique (ou hydrocléaire, au choix !), à pas grand’chose comme CO2, pour l’essentiel,
- j’achète un ordinateur tous les 3 ou 4 ans, qu’il a bien fallu fabriquer, et cela a consommé plein d’électricté au charbon (les fabricants de semi-conducteurs sont situés pour une large part aux USA, au Japon, à Taïwan, en Chine, en Asie du Sud Est, et tous ces braves gens font une large part de leur électricité avec du charbon) ; cette fabrication a aussi nécessité la production de plein de produits chimiques intermédiaires qui ont eux-même nécessité plein de chaleur et d’électricité pour être produits, etc, (par contre je ne compte rien pour le fax, que j’ai acheté il y a 15 ans, ni pour mon imprimante, qui en a bien 10, ni pour mon téléphone, qui est à peu près aussi antique…),
- je me promène pour aller voir mes clients (en train certes, mais ca fait un petit quelque chose quand même), et j’ai même l’occasion de dormir à l’hôtel de temps en temps (où là aussi j’hérite des émissions de la chaudière de l’hôtel au prorata de la surface de la chambre et de la durée de séjour, et même des émissions de construction de l’hôtel au prorata de la durée de séjour !),
- j’achète quelques fournitures (un peu de papier, un agenda – je ne me suis pas encore mis au Palm, quelques cartouches d’impression, etc).
- j’invite mes clients dans de luxueux restaurants surchauffés et surclimatisés, avec des serveurs en livrée qu’il a fallu fabriquer (la livrée, pas le serveur), et servant des mets raffinés importés de l’autre côté de la planète par avion (bon là j’exagère un peu, mais il n’en reste pas moins que je confesse aller au restaurant de temps en temps, et il est indéniable qu’il y a des émissions de gaz à effet de serre « incluses » dans la nourriture qui m’est servie, auxquelles il faut rajouter les émissions liées au fonctionnement du restaurant, aux transports associés, à la fabrication des emballages dans lesquels le restaurant a reçu sa nourriture, etc),
- et j’en oublie sûrement.
Même sur cette partie là, je ne suis pas tant que cela une menace de deuxième plan : mon activité me conduit à mettre autant que le quota annuel autorisé dans le monde du « développement durable » (et je n’ai pas encore compté mes émissions personnelles !).
Emissions de Manicore en 2005 pour mon activité de conseil, en tonnes équivalent carbone.
(total = 0,5 tonnes équ. C, soit le quart des émissions moyennes d’un Français, mais autant que le quota maximal admissible par an pour ne plus augmenter le CO2 dans l’air). Même là je suis déjà au-dessus de ce qu’il « faut faire ».
Les achats de consommables et de services regroupent les cartouches d’encre, les repas au restaurant, les nuits d’hôtel, les factures de téléphone et autres services tertiaires, etc.
Source : Calcul de l’auteur
Mais mon métier, on peut le prendre au sens large, en incluant :
- les livres dont je suis auteur ou co-auteur : fabriquer ces derniers requiert du papier, et a donc « pollué le climat » via l’énergie utilisée par les papeteries ; il a fallu imprimer, ce qui a « pollué le climat » via la fabrication des encres par l’industrie chimique et l’énergie utilisée par les presses ; il a fallu acheminer le papier du papetier chez l’imprimeur, puis de chez l’imprimeur chez le libraire, et tout ceci a consommé du camion donc du gasoil, et si mes ouvrages sont commandés sur Amazon ou fnac.com il faut encore du camion pour aller de l’entrepôt de cette société jusque chez vous (quand ce n’est pas de l’avion !). Pour 10.000 livres achetés dans l’année (ce qui sera l’ordre de grandeur en incluant les livres dont je suis l’auteur et en ne comptant que 50% pour les livres dont je suis co-auteur), et à raison de 200 g de poids moyen par livre, me voici crédité d’un surplus d’environ 1,5 tonnes équivalent carbone pour l’ensemble,
- Les conférences que je donne (environ 60 par an) : cela suppose que j’occupe une salle chauffée l’hiver, climatisée l’été, et éclairée dans tous les cas de figure (allez, à la louche, 200 kg équivalent carbone), et que les personnes qui y assistent soient venues dans la salle. Avec 6.000 personnes à qui je cause dans l’année, on va dire que cela a engendré le déplacement de 2.000 voitures sur 30 km pour l’aller-retour (car mes auditeurs mettent souvent un malin plaisir à venir m’écouter en voiture), et, lors de certaines formations, j’ai aussi quelques personnes qui ont pris un vol intérieur pour venir s’entendre dire que ce n’était pas terrible. Au total j’hérite à nouveau d’environ 4,5 tonnes équivalent carbone,
- Le site que vous êtes en train de consulter : il faut compter l’électricité qui alimente votre ordinateur, et surtout la fabrication de ce dernier. Allez, le meilleur est pour la fin : avec 1.000.000 de visites annuelles (extrapolation de mes stats de consultation des 3 derniers mois), à raison de 5 minutes par visite en moyenne (et je me demande si je ne suis pas optimiste sur la durée moyenne de visite de mon site !), d’une répartition 50/50 entre la France et l’étranger (car la partie en anglais est consultée aussi), et d’un internaute qui dispose d’un ordinateur de 100 watts de puissance utilisé 1500 heures dans l’année, j’hérite de 0,5 tonne équivalent carbone liée à la consommation électrique de mes internautes, et surtout… de 6,5 tonnes équivalent carbone d’émissions de fabrication des ordinateurs que vous utilisez (au prorata de leur utilisation pour regarder mes pages par rapport à tout le reste).
Putentrailles ! Morbleu ! Fouchtra ! Voyez comme le monde est cruel : je crois bien faire en causant à tout va, et voici que le premier résultat de l’affaire est d’engendrer une « pollution climatique » bien supérieure à ce qu’elle serait si je me tenais tranquille…
Bilan Carbone de Manicore, en tonnes équivalent carbone, en incluant les conférences et formations, et la consultation de ce site.
Le chauffage regroupe mon bureau et les salles occupées pour les conférences, les transports de marchandise incluent ce qui est lié à mes livres, mais il est clair que le poste dominant devient ce qui est lié à mes conférences, et encore je n’ai pas calculé ce que j’ai engendré pour les rares fois où j’ai eu droit à la télé, en fabrication de téléviseurs et consommation de courant !
Mon « empreinte globale » passe à 14 tonnes équivalent carbone, soit près de 30 fois ce qui est lié à ma seule activité de conseil.
Source : Calcul de l’auteur
On s’arrête là, ou on continue ?
L’ironie de l’affaire ne s’arrête pas là : j’ai des clients, donc je gagne de l’argent. Une partie de cet argent est reversée au Trésor Public, sous forme d’impôts (TVA comprise), qui vont servir à alimenter des instituteurs et professeurs (qui se déplacent en voiture et occupent des locaux chauffés, donc engendrent des émissions), des médecins et infirmières (qui font de même), des constructeurs de route, et encore des fonctionnaires du ministère du tourisme qui vont inciter les Américains, les Japonais et les Chinois à venir chez nous (et il y a peu de chances qu’ils viennent en vélo ou en kayak de mer). Le secteur public engendre donc des émissions, directement et indirectement, et en payant des impôts j’en « achète » une petite partie. Mais comment déterminer ce qui me revient ? Au prorata de ce que je paye comme impôts, ou au prorata de ce que j’utilise comme individu ? est-ce que je gagne une « décote » si je vote pour quelqu’un qui promet de faire baisser les émissions de l’Etat ?
Et puis il y a un problème encore plus cornélien à résoudre : l’argent que je gagne, qu’en faire ? Si Manicore le dépense, cela engendre des émissions pour la fabrication de ce qui est consommé. Mais si cet argent est épargné, il engendre aussi des émissions : en épargnant, je favorise des activités (nécessairement émissives) de quelqu’un d’autre ! Si j’achète des actions ou des obligations, je favorise l’activité de l’entreprise qui a émis les actions, et si j’achète des titres émis par l’Etat, c’est l’activité de l’Etat que je favorise, comme en payant des impôts. Que dois-je compter pour cela ? Quelque chose, c’est sûr, mais quoi exactement, c’est une autre paire de manches…
Un bilan, c’est plus et moins
Heureusement pour moi, il va sûrement se trouver une bonne âme pour me faire remarquer que, certes, je crache du CO2 à tout va, mais que, grâce à mon agit-prop, j’enclenche de salutaires envies d’économies chez les autres. Vrai, ou pas vrai ?
Il est clair que 14 tonnes équivalent carbone, ce n’est « jamais » que les émissions de 7 français(es). Or mon activité touche par la force des choses des milliers de personnes de manière approfondie : 6.000 auditeurs à mes conférences tous les ans, et 10.000 à 20.000 lecteurs de mes (co-)livres (souvent les mêmes, au demeurant), sans parler de ceux à qui je « cause » de manière plus distante, à travers ce site, des tribunes publiées, ou des brefs passages dans les médias grand public.
Si je parviens à engendrer 1% d’économies chez ces gens là (ce qui reste hypothétique, et parfaitement invérifiable), cela fait l’équivalent des émissions de 60 Français(es) : le bilan devient alors positif, et la morale de l’histoire est sauve. Mais… mes auditeurs seront peut-être sujets à des effets de report : ils utiliseront moins la voiture, mais s’achèteront un peu plus de vestes et de jupes avec l’argent économisé. Or tout ce que nous consommons « pollue le climat », vestes et jupes comme le reste : il faut cultiver le coton ou fabriquer les fibres synthétiques, ce qui émet des gaz à effet de serre, puis tisser, transporter, vendre, éventuellement payer des pages de pub dans les magazines, etc, et tout cela émet aussi. Incidemment, notez bien que je viens d’enfoncer Reiser et le professeur Choron, en justifiant que la playmate du mois est écolo, puisque je viens en effet de démontrer mathématiquement qu’il faut vous promener tous nus pour sauver le climat ; à bon entendeur salut ! Plus sérieusement, avec ces effets de report, comment faire un bilan net de l’affaire ?
Les « convaincus » peuvent aussi ne plus dépenser cet argent, et alors ils le placeront en bourse. Tout dépendra alors du fait qu’il achètent Areva (horreur ! ignominie ! abomination !), ou pour faire plus politiquement correct des titres Vesta, ou qu’il souscrivent à la « privatisation » d’Autoroutes du Sud de la France.. (qui soit dit en passant fait moins hurler qu’Areva, comme quoi le monde est encore loin de considérer la menace climatique à sa juste mesure).
Mais mon activité d’endoctrinement ne se limite pas aux consultants de mon site et lecteurs de mes (co-)ouvrages : j’ai aussi mon activité professionnelle, c’est-à-dire du Bilan Carbone à tire-larigot. Le même raisonnement que ci-dessus va néanmoins devoir être tenu : est-ce que je parviens à leur faire économiser le moindre kg équivalent carbone ? Ce que mes clients n’émettent plus, si cela se produit, est-ce un gain réel pour la collectivité, ou un simple effet de report, « quelqu’un d’autre » se chargeant d’émettre un peu plus à leur place grâce aux capacités libérées ?
Un esprit chagrin pourrait me faire remarquer, avec raison, que si la consommation est globalement croissante, alors tout ce que mes auditeurs et clients économisent quelque part, quelqu’un d’autre – ou eux-mêmes – le compensera et au-delà ailleurs. Alors, dans cette affaire, si j’estime que mon activité est in fine utile, c’est un vœu pieu, ou la vérité… ?