Il est fréquent d’entendre que tout le monde roule en voiture parce que l’offre de transports en commun ne serait pas assez fournie, et que si l’Etat voulait bien se donner la peine de mettre l’argent qu’il faut nous réglerions le problème. Malheureusement la réalité est moins simple : quiconque regarde les chiffres constate qu’il n’est plus possible, au niveau actuel de mobilité, de considérer que le train est une alternative à la voiture. Il ne pourrait structurellement absorber qu’une part marginale du trafic automobile.
En 2001, le trafic automobile de personnes représentait environ 700 milliards de passagers.kilomètres, et le trafic ferroviaire de personnes un peu moins de 100 milliards de passagers.kilomètres. Le taux de remplissage des trains est en moyenne de 33%. Cela peut paraître faible, mais il tient compte des RER de 10h30 le matin et de 17h le Dimanche (peu remplis, je peux en témoigner !), du Paris-Limoges des jours de semaine, des trains de nuit (assez mal remplis en dehors des week-ends), du Paris-Strasbourg ancienne version (qui était généralement désert), des TER (parfaitement vides à certaines heures de la journée), etc.
Admettons que nous puissions, par une savante organisation, remplir les trains qui circulent à 100%. Cela prélèverait tout au plus 200 « petits » milliards de passagers.kilomètre sur la voiture, soit 25% du trafic actuel en gros. Même passer de 33% à 50% de taux de remplissage des trains, qui représenterait à mon avis une prouesse, ne permettrait « que » de faire baisser le trafic auto de moins de 5%.
En fait, remplir les trains mieux que ce qui est le cas actuellement passe souvent par des réorganisations lourdes de l’ensemble de la société. Un exemple : pour que les taux de remplissage des RER parisiens soient constants dans la journée, il faudrait que les horaires de début de travail soient aussi étalés de manière très régulière entre 7 heures et 12 ou 13 heures. Sinon, l’opérateur est obligé de dimensionner ses moyens en fonction du pic de trafic de la journée, et du coup les infrastructures ne sont occupées que très partiellement le reste du temps. Le même raisonnement s’applique aux grandes lignes, utilisées à leur pleine capacité à certains moments de l’année ou certaines heures de la journée seulement, etc.
Admettons maintenant que nous souhaitions construire de nouvelles capacités pour substituer 100% du trafic auto, qui prend place pour l’essentiel en zone peu dense (banlieues et zones rurales). Le taux de remplissage de 33% serait alors un maximum, le taux de remplissage des RER sur la journée étant plus proche de 20%. Cela signifie que, pour parvenir à cet objectif, il faudrait à tout le moins multiplier le nombre de trains en circulation par 4 au moins, et à mon avis plutôt par 10, avec une multiplication des infrastructures par 5 à 10 (car les nouvelles infrastructures desserviraient des zones moins denses que celles actuellement desservies).
Ce rapide calcul montre que, à l’échelle du pays, supposer que l’augmentation de l’offre de transports ferrés (trains, trams, RER) est un préalable à l’abandon de la voiture est équivalent à considérer que nous n’abandonnerons jamais la voiture de manière volontaire. La voiture individuelle à essence aura pourtant une fin : les combustibles fossiles ne sont pas éternels, et les solutions présentées comme étant de substitution – voiture électrique, pile à combustible – ne constituent en fait que des déplacements du problème (il faut produire l’électricité ou l’hydrogène sans combustibles fossiles).
Proclamer que l’on abandonnera la voiture qu’à la seule condition qu’il existe des transports en commun lourds pour les remplacer est hélas se préparer à devoir abandonner la voiture…pour rien. Tant que nous nous accrochons à cette idée, nous n’envisagerons jamais sereinement une diminution inéluctable de la possibilité de déplacement motorisé, et ne pourrons adapter en conséquence notre urbanisme (faire de nombreuses villes petites et denses, avec des bassins d’approvisionnement en matières premières pour l’essentiel composés des environs proches) et notre tissu économique (produire local, travailler près de chez soi, etc).
Tout ceci ne signifie bien sur en aucun cas que le train n’a pas d’intérêt. Mais l’idée qui consiste à croire que l’on peut laisser se développer une vie « adaptée à la voiture » et un trafic routier en constante augmentation parce que, le jour venu, on pourra faire des transports en commun lourds qui prendront le relais est un leurre.
Et les bus ?
Fort bien, diront certains, nous n’avons qu’à mettre des bus partout ! En fait, une large partie du raisonnement ci-dessus s’applique aussi aux bus : ces derniers sont souvent remplis à une faible fraction de leur capacité maximale tout le long de l’année pour faire face à une pointe à quelques moments intensifs.
Prenons l’exemple d’une zone pavillonnaire de banlieue. Pour justifier un bus tous les quarts d’heure dans la journée, il faut que 5 à 10 passagers montent dans le bus lors de son passage, en moyenne. Cela donne, sur 16 heures de rotation (7 à 23 heures, par exemple), un minimum de 16*4*5 = 320 passagers. Si plusieurs lignes doivent desservir plusieurs directions, et si on doit avoir un arrêt toutes les quelques centaines de mètres (conditions minimales, probablement, pour que le service de transports en commun soit considéré comme suffisement « satisfaisant » par les utilisateurs de voiture pour laisser cette dernière au garage), cela suppose que l’on puisse trouver autant de fois 300 passagers, sur quelques hectares (rappel : un hectare, c’est un carré de 100 mètres de côté !), qu’il y a de lignes allant dans des directions différentes.
Or, en banlieue pavillonnaire, on compte en moyenne une maison pour 500 m2 de terrain, ce qui nous donne 20 maisons à l’hectare. Avec 5 occupants en moyenne par maison, nous arrivons donc à 100 habitants à l’hectare. Ce genre de densité urbaine pourrait en théorie convenir pour remplir des transports en commun lourds, mais en fait ce calcul ne tient pas compte de la voirie, des espaces bâtis hors logements (bureaux, centres commerciaux, etc), des parcs et bois (il en reste toujours quelques uns !), etc, et la réalité des faits c’est que la densité moyenne dans ce genre d’endroit est plutôt de 20 habitants à l’hectare.
Où trouver avec 20 habitants par hectare de quoi remplir un réseau de bus avec une desserte fréquente et plusieurs destinations accessibles d’un peu partout ? Ne parlons même pas de faire arriver le RER devant chaque maison, un transport lourd de cette nature devant embarquer au moins quelques dizaines de personnes par arrêt pour être envisageable.
En outre il faut savoir que 20% seulement du trafic routier correspond à des déplacements domicile-travail : les reste correspond à des occupations « personnelles » (loisirs, vacances, courses, école des enfants, etc). Promener un caddie plein, ou des enfants, dans les bus est certes possible, mais le taux de report possible sur les lignes existantes ne permet sûrement pas de supprimer 50% du trafic auto.
En bref, « je quitterai ma voiture quand « on » me fournira de bons transports en commun », c’est à peu près comme attendre le Père Noel quand on a commencé par aller s’installer en banlieue pavillonnaire à plus de 200 mètres d’un bon réseau existant. Là aussi nous retrouvons une « impasse » liée au fait que nous avons adapté tout, ou à peu près, à une mobilité individuelle abondante, et l’impossibilité de tout basculer sur des transports en commun ensuite ne reflète pas seulement une mauvaise volonté : il y a aussi des considérations purement mathématiques ou physiques qui s’opposent à cette attente.
Cela signifie-t-il que les voitures sont là pour l’éternité ? Non, ou du moins pas sous la forme actuelle, avec 60 ou 80 chevaux sous le capot et 1 tonne par voiture : les « mathématiques pétrolières » ou les « mathématiques électriques » interdisent que 1 ou 2 milliard(s) de telles voitures se promènent ici et là pour l’éternité. Cela signifie juste que d’espérer que des « transports en commun efficaces » existent en-dehors du coeur dense des villes est attendre un événement impossible. Les banlieues étalées n’existaient pas avant l’énergie abondante, permettant la voiture individuelle, et disparaîtront probablement – du moins comme satellites de villes – lorsque les prix de l’énergie augmenteront fortement. Nous pouvons choisir de provoquer volontairement cette évolution pour la gérer dans la durée , en montant les taxes sur l’énergie, ou attendre la survenue involontaire de la même chose, comme conséquence des lois de la physique et des mathématiques s’appliquant à un monde fini, avec tous les risques associés à cette brusque descente le long de l’échelle sociale si cela arrive involontairement et rapidement.
Peut-on mettre tous les camions sur des trains ?
Tout aussi périodiquement que pour les personnes, il se dit que si « les entreprises » voulaient bien mettre les marchandises sur des trains, c’en serait fini des camions qui nous empestent et nous assourdissent. Là aussi, quid ? En 2001, les camions ont réalisé environ 200 milliards de tonnes.km (source : service statistique du Ministère de l’Equipement), pendant que le train en réalisait 30 en France (source : SNCF).
Mais basculer tout le camion sur le rail est tout aussi illusoire ici tant que les flux physiques de marchandises sont constants. Le premier constat, en effet, est que l’essentiel des marchandises chargées voyage assez peu : les 3/4 des tonnes transportées le sont sur des distances inférieures à 150 km.
Millions de tonnes transportées par an en France, selon la catégorie de distance en charge.
Source : Ministère des Transports, DAEI-SES
Sachant que les lieux de chargement (une usine, ou une exploitation agricole) et de destination (une grande surface, une autre usine, un abattoir, ou…votre logement) ne seront pas souvent à côté d’une voie de chemin de fer, utiliser le rail pour l’essentiel des courtes distances semble difficile à mettre en oeuvre.
Cela étant, si nous regardons le trafic à proprement parler (le trafic = poids chargés x distances parcourues), il comporte un « gros morceau » lié à du transport longue distance, où là il est envisageable de substituer le camion par le train.
Milliards de tonnes.km effectuées par catégorie de distance en charge et par catégorie de camion en 2001.
Source : Ministère des Transports, DAEI-SES
Sur le graphique ci-dessus, un gros morceau du trafic pour les distances supérieures à 500 km (qui représente 25% du total) est probablement substituable par le train, et un peu par la voie d’eau, mais là s’arrête probablement la marge de manœuvre dans notre monde tel qu’il se présente aujourd’hui.
En d’autres termes, 20 à 25% du trafic camion est substituable par le train, au prix d’une multiplication par 1,5 à 2 des capacités existantes (c’est à dire des voies dédiées au fret), selon la SNCF. Mais pour diviser par 10 le nombre de camions sur les routes il faut passer par un raccourcissement des distances et une diminution des flux physiques, donc de la quantité de produits de toute nature que nous sommes aujourd’hui désireux de trouver dans les grandes surfaces : c’est des maths !
Et pourquoi ne pas tout mettre sur des péniches ?
La voie d’eau représentait, en France, 7 milliards de tonnes.km contre 200 pour le camion en 2001. Est-il besoin de s’apensantir sur le fait que nous ne pourrons mordre qu’un tout petit peu sur le camion à flux constant de marchandises ?
En guise de conclusion…
Il est donc vraisemblable que le trafic routier va baisser « un jour » dans les décennies qui viennent, aucune « alternative » ne permettant de substituer une large part de ce trafic actuel pour le remplacer par « autre chose », et la situation actuelle n’étant pas prolongeable très longtemps compte tenu de ce que nous connaissons du monde :
- les réserves d’hydrocarbures ne sont pas éternelles, donc la consommation de carburants routiers classiques va nécessairement baisser à long terme, même après une phase transitoire de hausse,
- la pile à combustible et l’électricité ne sont que des déplacements du problème,
- les biocarburants sont incapables de prendre le relais au niveau actuel de consommation,
- enfin les émissions de CO2 reviendront nécessairement un jour à un niveau qui arrête d’enrichir l’atmosphère avec ce gaz (car le niveau de CO2 dans l’air ne peut pas monter indéfiniment),
Si cette baisse ne reflète pas un choix de diminution volontaire des tonnes.km (raccourcissement des distances parcourues, diminution des tonnages transportés), elle reflétera alors un événement subi (récession, guerre, ou l’une des conséquences du changement climatique par exemple), l’éventualité « tout continue indéfiniment comme aujourd’hui » ne semblant pas ouverte.