Cet article est paru sous forme papier dans la revue « Le Débat » de mars 2012
L’une des réactions au double séisme qui a frappé le Japon en mars 2011 a été, sans grande surprise, une montée en puissance des demandes d’arrêt des centrales nucléaires un peu partout dans le monde. La modeste ambition de cette page n’est ni de traiter des avantages et inconvénients du nucléaire, qui font déjà l’objet d’une dissertation longue et indigeste ailleurs sur ce site, ni de la tentation des media de renvoyer dos à dos techniciens et militants antinucléaires dans un domaine difficile d’accès pour beaucoup, mais juste de donner quelques ordres de grandeur pour cadrer le débat.
Combien de nucléaire… et de charbon ?
En 2009, le nucléaire mondial a produit un peu moins de 3.000 TWh (un TWh signifie un térawattheure, soit un milliard de kWh) sur une production électrique mondiale d’un peu moins de 20.000 TWh. Le nucléaire représente donc un peu moins de 15% de la production mondiale, ce qui n’en fait à l’évidence pas le mode de production de l’électricité dominant dans le monde, alors que c’est le cas en France.
Production électrique mondiale par type d’énergie primaire, en TWh, en 2014.
Source : TSP Data Portal.
Le graphique ci-dessus montre une domination évidente du charbon et du gaz dans la production électrique mondiale, qui fournissent à eux deux presque les 2/3 de l’électricité consommée par les hommes. Cette domination n’est pas vraiment remise en cause quand on regarde la décomposition par type d’énergie primaire des centrales actuellement en construction dans le monde (graphique ci-dessous).
Capacités électriques en construction dans le monde à fin 2007, en GW.
Un GW = un milliard de watts.
- l’installation d’un GW de charbon, de nucléaire, ou de barrage au fil de l’eau conduit à la production de 7 à 8 TWh dans l’année,
- celle d’un GW de gaz à la production de 1 à 8 TWh dans l’année selon que c’est de la base ou de la pointe,
- pour l’éolien 1 GW installé produit environ 2 TWh dans l’année,
- pour les barrages de lac c’est de 2 à 4 TWh par GW installé.
On voit que le charbon arrive en tête en ce qui concerne les centrales en cours de construction. Comme l’hydroélectricité concerne pour une large part des barrages de lac, qui ne produisent que 1500 ou 2000 heures dans l’année (une année compte 8760 heures), alors que les centrales à charbon tournent « en base », c’est-à-dire 7000 heures ou plus dans l’année, cette première place du charbon est encore plus marquée en ce qui concerne la production future.
Le gaz concerne quant à lui à la fois des moyens de base (dans les pays qui ont beaucoup de gaz) et des moyens de pointe (pour faire des turbines qui serviront quelques centaines d’heures par an pour réguler les réseaux), mais au total la capacité horaire en construction pour le gaz dépasse aussi celle de l’hydroélectricité, qui dépasse elle-même celle de l’éolien d’un facteur 8 !
Pour ce dernier mode de production, en 2010 la capacité ajoutée a été de 35 GW (contre 20 sur le schéma ci-dessus, qui concerne 2007), mais cela ne change pas les ordres de grandeur exposés ci-dessus.
Source : Platt’s World Electric Power Plants Database, in IEA World Energy Outlook 2008.
Par quoi remplacer le nucléaire ?
Si nous « sortons du nucléaire », il y a en théorie plusieurs manières de le remplacer, qui peuvent du reste se combiner :
- Par des économies d’électricité, ce qui rend inutile la production abandonnée,
- Par de la production à base de combustibles fossiles,
- Par de la production à base d’énergies renouvelables.
Mais tout est une affaire de chiffres, alors regardons un peu plus en détail !
Economies
L’électricité est une chose tellement merveilleuse, que depuis 1945 sa consommation n’a jamais décru, sauf de 2008 à 2009 (ci-dessous).
Evolution de la consommation d’électricité mondiale depuis 1945, en TWh.
Source : AIE, World Energy outlook, 2009.
Sa consommation est donc encore plus inélastique que celle de carburants, car la consommation de toutes les autres énergie a pu passer par une phase de diminution à l’occasion de crises.
Consommation mondiale de chaque énergie significative de 1860 à 2013, en millions de tonnes équivalent pétrole
(une tonne équivalent pétrole = 42 gigajoules = 11600 kWh).
La baisse de la consommation de pétrole après les deux chocs pétroliers et après 2007 sont bien visibles, de même que l’inflexion dans la croissance du nucléaire après Tchernobyl (1986). Les énergies renouvelables à la mode (éolien, solaire, etc) regroupées sous l’appellation « nouvelles ENR » sont marginales dans ce total.
Source : Shilling et al., 1977, et BP Statistical Review, 2014
Par ailleurs, il est désormais bien documenté que la seule manière de faire baisser la consommation d’énergie est soit de la rationner, soit de monter son prix réel (c’est-à-dire le temps qu’il faut travailler pour se payer un kWh). Or organiser un rationnement ou une hausse de prix à l’échelle mondiale est difficile, la seule possibilité étant une cartellisation de la production et l’organisation délibérée d’une baisse de l’offre, ce qui permet alors aux producteurs d’encaisser la rente de rareté (ce qui est une forme de taxe, mais à leur profit). Ca ne vous rappelle rien… sur le pétrole ?
Dans ce cadre, imaginer que les pays du monde entier vont remplacer l’électricité non produite par le nucléaire par des économies volontaires (il y aura bien sûr des économies involontaires par pénurie, récessions, etc, et du reste plus vite on sort du nucléaire plus vite ces processus arriveront) signifierait une cartellisation de la production électrique mondiale, ce qui semble une option peu probable à bref délai (et même après !).
Par ailleurs, quand on voit que pour les carburants c’est une hausse de prix de quelques dizaines de % qu’il faut appliquer pour avoir une baisse significative de la consommation, pour l’électricité il est probable que le facteur de hausse pour obtenir un résultat tangible sera bien supérieur. En termes purement économiques, pour que le consommateur – particulier ou entreprise – soit incité à faire des économies d’énergie, il faut soit que le prix du kWh devienne supérieur au prix de l’investissement qui permet d’éviter un kWh, soit que son pouvoir d’achat baisse suffisamment pour qu’il n’ait plus les moyens de se payer le kWh en question.
La deuxième option correspond à la correction qui accompagne une récession, et la première à une situation où nous avons à la fois une économie « qui résiste » et une consommation d’énergie qui baisse… mais au prix d’investissements ad hoc. A ce moment, de combien faut-il monter le prix pour obtenir l’effet désiré ?
Prenons un exemple, celui d’un tramway en France, dont la mise en service permet, en théorie, d’éviter du trafic automobile, et donc de la consommation de carburants associée. Le carburant évité est alors celui qui n’est plus consommé par les automobilistes qui laissent la voiture au garage pour prendre le tramway. Des calculs un peu poussés montrent que chaque kWh de carburant économisé aura coûté de 5 à 50 centimes aux finances publiques (plus près de 50 que de 5 en général, et ca peut même être bien plus) pour construire et exploiter le tramway, même en tenant compte des recettes. Il faut donc monter d’autant le prix du kWh d’essence pour que l’économie devienne rentable sans subventions (ce qui signifie 50 centimes à 5 euros de hausse par litre).
Pour l’électricité consommée par les particuliers (qui pour l’essentiel ne provient pas du chauffage), prenons l’exemple d’un frigo. Admettons qu’un modèle performant permette d’économiser 30 kWh sur l’année par rapport à un modèle moins performant, mais qu’il coûte 100 euros en plus. L’un comme l’autre durent dix ans. Par rapport au modèle moins performant, son achat permet d’éviter 300 kWh d’électricité, pour 100 euros de plus au départ. Le consommateur devra donc payer 30 centimes par kWh évité. Tant que l’électricité vaut moins cher que 30 centimes le kWh, ce n’est pas rentable. Conclusion logique : il faudra alors fortement monter le prix du kWh pour inciter aux économies.
Pour le chauffage électrique (car économiser du nucléaire, pour le chauffage, c’est économiser de l’électricité), un coût de rénovation lourde de quelques centaines d’euros par m2 (disons 500) permet de gagner de l’ordre de 50 kWh électriques par m² et par an, et si on raisonne sur 40 ans (sans actualisation) on paye donc 500 euros pour économiser environ 2000 kWh, soit 25 centimes par kWh évité. Avec un taux d’actualisation « standard », cette valeur va doubler ou tripler. Face à un kWh électrique qui vaut aujourd’hui un peu moins de 10 centimes, le jeu n’en vaudra pas la chandelle. Il est vraisemblable que d’autres exemples aboutiraient à des prix encore plus élevés, notamment sur tout ce qui est électronique de loisirs, où les consommations par appareil sont assez faibles (quelques dizaines de kWh sur l’année). Rappelons à nouveau que le chauffage n’utilise que 15% de l’électricité française !
On voit donc que dès qu’il faut investir pour éviter de consommer, cela n’est rentable que s’il y a une hausse très forte du prix de l’électricité. On peut bien sûr être pour, mais il faut bien savoir de quoi on parle. En outre, comme les économies les plus faciles sont faites en premier, plus la réduction est importante à l’arrivée, et plus le coût marginal d’évitement augmente !
Or les sondages montrent, au moins en France, que dans le même temps que le citoyen n’aime pas le nucléaire, le consommateur – qui est le même que le citoyen, juste vu autrement – n’a pas envie de hausses de prix de l’électricité. Et en plus, dans le même temps qu’il faudrait fortement augmenter le prix de l’électricité pour sortir du nucléaire, nous allons avoir de toutes façons une hausse du prix des carburants à cause du plafonnement puis du déclin de la production pétrolière (processus qui a commencé), et une hausse du prix du gaz, pour cause de tensions sur l’approvisionnement et d’asservissement du gaz au pétrole.
Quand tout cela ne montera pas, c’est tout simplement que la demande diminuera fortement parce que nous serons en récession. Dans ce contexte, nos chers électeurs vont peut-être devenir un peu regardants sur la raison pour laquelle nous supprimons les machines atomiques pour – au mieux – ne rien gagner en CO2, alors qu’il faut dans le même temps se débarrasser de 2/3 du pétrole, du charbon et du gaz mondiaux pour rester sous les 2° C de hausse de la température planétaire. Et si on veut au surplus électrifier voitures et usines pour éviter aussi du CO2, comment fait-on pour supprimer le nucléaire sans infliger des hausses de prix massives, et surtout pour avoir l’électricité sans CO2 ?
Renouvelables… ou fossiles ?
Après les économies, la pensée qui vient le plus rapidement à l’esprit des militants antinucléaires est développer les énergies renouvelables. Mais ce n’est pas du tout d’éolien dont on parle alors ! Car la première source d’électricité renouvelable dans le monde vient des barrages (de lac ou au fil de l’eau), qui fournissent à peu près la même quantité d’électrons que le nucléaire (l’éolien représente 15 fois moins). Remplacer le nucléaire par des barrages supposerait de doubler ces derniers. Mais… ceux qui sont contre les centrales nucléaires ne sont pas spécialement favorables aux grands barrages, seuls à même de fournir des quantités d’électricité du même ordre que les réacteurs nucléaires.
Le barrage des Trois Gorges, par exemple, a inondé plus d’un millier de km2 de terres (la surface évacuée à Tchernobyl est de l’ordre du millier de km2, et cette surface n’est pas « stérilisée » ; elle est devenue un lieu de vie idéal pour les espèces sauvages, qui s’y portent très bien merci) et déplacé 1 million de personnes (8 fois la population déplacée à Tchernobyl). En outre, les grands projets actuels sont généralement situés dans des forêts primaires, car les barrages sont mis là où il y a des montagnes (c’est préférable !), et dans les montagnes il y a généralement de la forêt, voire des alpages ou pâturages (les terres cultivables sont plutôt en plaine, et de toutes façons on noie rarement ce genre de terrain)..
Pour savoir s’il est facile de remplacer le nucléaire par de l’hydroélectricité, il faut donc regarder si les pays qui ont du nucléaire ont aussi beaucoup de montagnes non encore exploitées. Alors regardons !
Production électrique d’origine nucléaire, en TWh, en 2009, pour les pays qui représentaient 90% du total mondial cette année là.
Source : BP Statistical Review, 2010
Le premier producteur de nucléaire dans le monde est les USA, qui dispose assurément de montagnes, mais il faudrait regarder en détail si ces montagnes sont proches des réacteurs nucléaires qu’il faudrait supprimer, ou pas. En effet, le réseau électrique américain est dans un état de vétusté important, et ne peut pas supporter le déplacement dans les Rocheuses (qui constituent le principal massif montagneux aux USA) de la production actuellement assurée par les centrales nucléaires situées sur la côte Est, et qui approvisionnent les villes du coin. En outre les USA n’ont aujourd’hui « que » 6% d’hydroélectricité (alors que le nucléaire atteint 20%) ; quand on sait que l’hydraulique est globalement plus compétitif que l’éolien, il serait étonnant que les USA aient commencé à dépenser des fortunes dans les moulins à vent si il y avait encore pléthore de sites équipables pour faire de l’hydroélectricité.
En France cette substitution – du nucléaire par de l’hydroélectricité – est techniquement impossible, faute de sites encore équipables en quantité suffisante. Vient ensuite le Japon, où il paraît peu probable que le potentiel d’augmentation soit très élevé : l’hydroélectricité représente 6% de la production électrique, alors que le nucléaire avant Fukushima c’était 25%, et les sites équipables ne sont probablement pas multipliables par 5. En outre, une rupture de barrage mal placé, en cas de tremblement de terre, cela fait potentiellement bien plus de morts que Fukushima. La meilleure preuve de cette absence de substitution possible est que les Japonais s’apprêtent à compenser le plus possible le nucléaire qu’ils ne veulent plus par des combustibles fossiles, dont du gaz liquéfié importé.
Production électrique au Japon depuis 1980.
Il est manifeste que la baisse du nucléaire a été compensée par des fossiles (surtout du gaz, et un peu de pétrole) et non par des renouvelables, hydro comprise.
Source : TSP Data Portal.
La Russie est l’un des rares pays où cette substitution est sûrement possible, nucléaire et hydraulique étant à peu près à parité autour de 16% (le gaz fait 50%). Mais en Allemagne, re-belote (pas de montagnes !), pareil en Corée du Sud (le nucléaire fait 33% et l’hydraulique 1%), en Ukraine, en Grande Bretagne, en Espagne, en Belgique, les seuls pays pouvant éventuellement faire cela dans le graphique ci-dessus étant le Canada et la Suède. Bref remplacer l’atome par des barrages risque de ne pas être simple.
Ensuite, dans l’ordre des « renouvelables électriques », on va trouver l’éolien, qui fournit actuellement 4% des électrons mondiaux. Mais… il ne faut pas que cet éolien aille de pair avec une hausse de l’utilisation des combustibles fossiles, sinon ce n’est plus des renouvelables à 100% ! Cela élimine de fait l’éolien adossé à du gaz ou à du charbon, ce qui est le cas dans tous les pays qui n’ont pas assez de barrages, comme l’Espagne (gaz) ou Allemagne (charbon).
L’Espagne, par exemple, a installé 20 GW d’éolien ces dernières décennies, mais dans le même temps elle a aussi construit 15 GW de centrales à gaz. Quand l’éolien tourne à plein régime, nous avons droit à un communiqué de presse victorieux donnant des chiffres très sympathiques sur la contribution du vent, mais quand ce sont les centrales à gaz qui prennent le relais, aucun communiqué de presse ne vante les émissions de CO2 ou la dépendance aux importations de gaz (vous avez dit manipulation des journalistes ?). Or, en moyenne sur l’année, le gaz fournit 2 à 3 kWh quand l’éolien en fournit 1 : il faudrait donc, en toute bonne logique, 2 à 3 articles parlant du gaz en Espagne quand il y en a un parlant du vent…
Répartition de la production électrique en Espagne en 2010.
Les courbes de charge disponibles sur la page sur l’éolien montrent clairement que les deux se complètent.
Source : Red Electrica.
Imaginons que nous remplacions le nucléaire mondial par un ensemble « éolien + gaz », avec un éolien produisant chaque année l’équivalent de 2000 heures à pleine puissance. Pour la partie gaz, nous aurons besoin de 350 millions de tonnes équivalent pétrole de gaz, soit 13% de la production mondiale de gaz, ou encore 60% du commerce mondial du gaz (le gaz voyage beaucoup moins bien que le pétrole). Les émissions mondiales de gaz à effet de serre augmenteront de 0,75 milliards de tonnes de CO2, soit presque 2% des émissions actuelles, qu’il faudrait baisser de 2,8% par an.
Enfin parlons sous :
- pour remplacer un kW de nucléaire installé, qui vaut environ 3.000 euros en version EPR, et qui dure 60 ans, il faut 4 kW d’éolien, à renouveler 3 fois (puisqu’une éolienne dure 20 ans en gros), pour environ 12.000 euros à terre (en mer c’est le double) hors actualisation. Il faut rajouter 1 kW de centrale au gaz, renouvelé 1 fois (elle dure 30 ans à 40 ans), soit 2 kW sur la durée, à 500 euros le kW, donc 13.000 euros. Par ailleurs le prix du combustible est négligeable pour le nucléaire (le minerai représente environ 2% du prix du kWh) mais pas pour le gaz (en pareil cas l’achat du gaz représente plus de 50% du prix du kWh électrique, et évidemment plus on va vers le « pic gaz » et plus ca sera cher). Le remplacement du nucléaire par un ensemble « éolien+gaz » revient à multiplier le cout de production de l’électricité par un facteur 2 à 3, sans compter le prix du CO2 (à 100 euros la tonne il faut rajouter 30 euros du MWh pour cet ensemble). Si il se met à ne plus y avoir beaucoup de gaz, cela pourra évidemment monter à bien plus. Or pour l’Europe le « pic gaz » est probablement en cours ou plus très loin.
- Le photovoltaïque amène à des valeurs bien supérieures encore : un kW installé coûte aujourd’hui 3000 euros, dure 30 ans, et produit environ 1000 heures dans l’année. Ramené au kWh produit, l’investissement coûte alors 20 fois plus qu’avec du nucléaire (et si on compare le prix du solaire de demain, il faut le comparer avec… le prix du nucléaire de demain, du gaz de demain, ou du stockage de demain). Comme en plus on produit de manière décentralisée, cela conduit – contrairement à ce qui est souvent dit – à multiplier les investissements. Si on rajoute le coût du stockage, l’addition finale – en matière d’investissements – est 50 à 100 fois supérieure à ce qu’elle est avec du nucléaire. Cela sera certes moins élevé avec du solaire à concentration, mais là encore on ne remplacera pas 1 pour 1 si on regarde quels sont les pays qui ont du nucléaire et ceux qui ont plein de soleil (ces derniers ont plutôt du gaz et du pétrole !), sans même parler de coût
Fossiles… ou fossiles ?
Restent donc deux options : remplacer par du gaz, ou par du charbon (le pétrole est devenu marginal dans la production électrique mondiale et plus encore dans la construction de nouvelles capacités). Ces deux options présentent toutes les deux l’avantage d’être moins exigeantes en capital que le nucléaire.
Coût prévisionnel de l’électricité pour des unités construites aujourd’hui, selon la zone (qui conditionne le coût de construction).
Chaque graphique compare une centrale à charbon « standard », un cycle combiné à gaz, une centrale à charbon avec séquestration, et une tranche nucléaire.
- Le coût de l’investissement (frais financiers inclus) et de l’exploitation hors combustible est en bleu,
- le coût du combustible est en en violet,
- le surcout lié au « risque combustible » (hausse de prix de ce dernier pour cause de difficultés d’approvisionnement) est en jaune,
- le surcout lié au « risque CO2 » (taxe ou achat de quotas à 30 euros la tonne de CO2 dès la première tonne) est en vert.
Ces calculs ont été réalisés avec les hypothèses suivantes :
- Une durée de fonctionnement annuel de 7000 heures.
- Un coût du capital de 6% par an en Chine, 11% par an en Europe et 13% par an aux USA.
- Un charbon qui vaut 30 à 50 $ par tonne aux USA, 60 à 80 € par tonne en Europe, et 30 à 60 € par tonne en Chine
- Un gaz qui vaut 8 à 12 $ par million de BTU (un million de BTU = environ un GJ ou 300 kWh) quelle que soit la zone.
Pour information, le coût d’une centrale à charbon est de l’ordre de 1500 à 3000 $ par kW installé, c’est 2 à 3 fois moins pour une centrale à gaz et c’est un peu supérieur – de 2000 à 4000 $ – pour une centrale nucléaire, mais dans ce dernier cas la durée de construction est plus longue et donc les frais financiers – le « coût du capital » – plus élevés. Il est facile de voir que si aucune pénalité n’est imposée au CO2, et tant que le coût du charbon n’est pas prohibitif, c’est ce combustible qui permet d’avoir l’électricité au prix le plus bas en Chine et aux USA, alors qu’en Europe nous sommes plus proches d’une parité avec le nucléaire.
Or, les années à venir risquent d’être marquées par des récessions plus ou moins fréquentes pour cause de tension sur le pétrole, avec un accès au capital qui risque d’être un peu plus difficile en pareil cas. En outre, notre économie financiarisée supporte mal un investissement qui reste improductif 8 ans ou plus (le temps de construire une centrale nucléaire) ; les prêteurs et investisseurs préfèrent de très loin le gaz, qui ne demande que 2 à 3 ans pour voir émerger une nouvelle centrale.
Dans ce contexte, il faudrait un miracle pour qu’une sortie mondiale du nucléaire ne signifie pas essentiellement une ruée sur le gaz et le charbon. C’est exactement ce qui s’est déjà passé au Japon, avec au passage une envolée des émissions de CO2 et leur premier déficit commercial en trente ans. C’est exactement ce qui va se passer dans le cadre du plan allemand, qui va essentiellement remplacer le nucléaire par du lignite (une espèce de charbon qui s’exploite à ciel ouvert), du charbon, et du gaz russe (au détriment des autres européens, car les russes ne peuvent pas beaucoup augmenter leurs exportations vers l’Europe).
Une « sortie du nucléaire mondial » entièrement compensée par du gaz – sans éolien associé – augmenterait les émissions d’un milliard de tonnes de CO2 et demanderait 17% de production gazière en plus. En France, ce basculement (nucléaire vers gaz) signifierait une hausse de 25% à 30% des émissions de CO2 nationales (qu’il faut diviser par 4), et une hausse de 160% de nos importations de gaz, pour une facture supplémentaire d’environ 16 milliards d’euros par an au prix du moment (qui est susceptible d’augmenter un poil demain). Ces 16 milliards d’euros correspondront à une aggravation d’autant de la balance commerciale, et donc à la perte – à salaires constants – de 200.000 à 300.000 emplois en France.
Si nous remplaçons le nucléaire mondial par du charbon, la hausse des émissions planétaires serait de l’ordre de 2,7 milliards de tonnes de CO2 (soit environ 7% des émissions mondiales) et supposerait de consommer 900 millions de tonnes de charbon supplémentaires chaque année, soit plus que la totalité des exportations mondiales. Comme une large partie des pays ayant du nucléaire n’ont pas de charbon « en excès » (France, Japon, Allemagne – qui importe déjà 40% de son charbon, Corée du sud, UK, Espagne) on voit mal comment ils trouveraient leur charbon facilement.
Même les USA devraient augmenter leur production de 40%. L’Australie et la Chine, qui ont plein de charbon, n’ont pas ou quasiment pas de nucléaire (donc très peu de choses à remplacer). Seule la Russie, peut-être (ils ont les deuxièmes réserves de charbon au monde), pourrait remplacer son nucléaire par du charbon domestique. Il resterait à voir si, dans ce pays immense, il est possible de déplacer les unités de production de quelques milliers de km (pour les rapprocher des mines) sans problème.
En France, un tel remplacement augmenterait les émissions de plus de 50 %, et demanderait l’importation annuelle de 130 millions de tonnes de charbon, pour un cout d’environ 15 milliards d’euros… à supposer que nous puissions les importer. En effet, nous aurions alors besoin de la totalité des exportations de l’Indonésie (2è exportateur mondial) ou de 3/4 de celles de l’Australie (1er exportateur mondial). En Allemagne, remplacer le nucléaire uniquement par du charbon augmenterait les émissions de 120 millions de tonnes de CO2 (environ 15% de hausse de leurs émissions nationales). Rapportées à la population, cette hausse serait de l’ordre de 1,5 tonne de CO2 par personne (avec du gaz ce serait un peu moins de la moitié), alors que les Allemands sont déjà à 10 tonnes par personne et par an, et qu’il faudrait descendre cette valeur à 2 tonnes par personne et par an d’ici 2050.
Du reste, les allemands ont dépensé des sommes considérables pour augmenter de 15% environ la part renouvelable dans leur électricité sans rien gagner sur le CO2 ni sur les énergies importées.
Répartition de la production électrique allemande en 2014.
La part de la production d’origine renouvelable est de 25%, contre 19% en France (les barrages représentent environ 14% des électrons tricolores), mais les émissions par kWh électrique sont 6 fois plus élevées chez les Germains….
Source : données ENTSOE
Incidemment, si la Chine devait utiliser la capture et séquestration du CO2 pour la totalité de ses centrales à charbon, cela augmenterait (à cause de l’énergie permettant au procédé de fonctionner) la consommation de charbon des centrales d’un tiers environ, soit…1 milliard de tonnes de charbon en plus (à production électrique inchangée). Si nous avons 1 milliard de tonnes de charbon en plus à notre disposition, il vaut mieux utiliser ce surplus pour capturer le CO2 des centrales à charbon en Chine, et éviter de mettre environ 3 milliards de tonnes de CO2 dans l’air (soit 8% des émissions mondiales), ou « sortir du nucléaire mondial », et émettre 2,7 milliards de tonnes de CO2 en plus… et risquer un peu plus de faire basculer le système climatique mondial vers un état instable qui fera des morts à la pelle ?
Au risque d’être un peu insistant, redisons-le : c’est l’option charbon+gaz qui est la plus probable en cas de « sortie du nucléaire » mondiale implémentée dans les années à venir, au Japon comme ailleurs, et ce malgré le fait que le charbon est la pire des énergies disponible pour l’homme, à tous points de vue (le nucléaire est considérablement plus sûr que le charbon, même si en France le battage médiatique accrédite souvent l’idée inverse). L’idée sympathique qu’une sortie du nucléaire décidée aujourd’hui est possible avec des éoliennes et des panneaux solaires, et que cette sortie n’empêche pas de se débarrasser en même temps des combustibles fossiles responsables du changement climatique, relève du rêve en couleurs ou de la malhonnêteté la plus parfaite. Aucun plan crédible n’existe pour cela.
Avec les soubresauts économiques à répétition que nous connaîtrons probablement pendant les décennies à venir, il n’est pas du tout dit que l’électeur, qui est aussi consommateur, soit d’accord pour payer à la fois la « sortie du fossile », qui va nous être largement imposée, et celle du nucléaire, que nous déciderions de nous imposer en plus. Amoindrir le nucléaire dans un contexte de tension annoncée sur les combustibles fossiles est probablement l’un des meilleurs moyens d’aggraver une récession à répétition qui est probable de toutes façons. Quel que soit le choix des électeurs et des élus, une chose au moins est certaine : nous allons vivre une période qui va comporter son lot de surprises !